“Les martyrs d’aujourd’hui stimulent le travail de l’Église sur différents fronts”, a déclaré le 25 août 2020 Mgr Celestino Migliore, nonce apostolique en France et invité d’honneur du pèlerinage à l’île Madame. Ils aident à promouvoir “la liberté religieuse, l’unité entre les églises chrétiennes, l’amitié entre les religions du monde et le pouvoir transformant du pardon en politique”. [TEXTE INTEGRAL]
Selon les rapports d’organisations gouvernementales et non-gouvernementales, 245 millions de chrétiens sont persécutés dans le monde en raison de leur foi. Parmi eux, rien qu’au cours de l’année 2019, 4.305 ont été tués pour leur foi, et 3.150 étaient emprisonnés, ainsi que plus de 9.488 églises et édifices de culte ont été démolis, fermés ou endommagés et profanés (Rapport-2019 par l’ONG Portes Ouvertes).
Nous vivons une époque inquiétante où différentes communautés chrétiennes dans le monde subissent une persécution systématique de la part de leurs gouvernements ou d’organisations religieuses extrémistes. Persécution religieuse et martyre ne sont pas la même chose, mais c’est certainement dans le contexte de la persécution religieuse que mûrissent et se produisent les cas de martyre.
Selon certains démographes religieux, il y a eu plus de chrétiens martyrisés dans le siècle passé que durant tous les siècles précédents. La tendance n’est pas en train de diminuer en ce siècle. La Société Internationale pour les droits humains estime que les chrétiens représentent 80% de ceux qui sont persécutés pour leur religion.
À mesure que croissait le nombre de martyrs chrétiens, différentes organisations d’inspiration chrétienne ont commencé à attirer l’attention sur ce qui était devenu une des violations majeures des droits humains dans le monde : la négation aux chrétiens de la liberté religieuse. Se sont joints également des journalistes et des organisations juives et de nombreuses églises protestantes.
Initialement les principales organisations pour les droits humains étaient sceptiques. Encore en 1997 le directeur exécutif de l’Organisation de surveillance des droits de l’homme, banalisait cette cause comme « un effort pour privilégier certaines classes de victimes ». Toutefois, la liberté religieuse a obtenu une grande victoire en 1998, quand le Congrès des États Unis a approuvé la Loi sur la liberté religieuse internationale et a institué un bureau pour promouvoir la liberté religieuse non seulement des chrétiens mais des personnes de toutes les religions.
Pour sa part, l’Église catholique a attiré l’attention sur la question dans la préparation de l’année jubilaire de 2000. Le Pape Jean Paul II a créé une commission pour étudier le martyre des chrétiens du 20ème siècle. Le travail de recherche a établi une liste de 12.000 épisodes de martyre. Dans les vingt dernières années le martyre des chrétiens s’est malheureusement intensifié. L’attention et la préoccupation de l’Église pour l’effusion actuelle de sang chrétien s’est accrue. Les conférences sur la liberté religieuse internationale se sont multipliées, ainsi que les appels et les démarches auprès des gouvernements et des organisations internationales.
Mais les martyrs d’aujourd’hui stimulent le travail de l’Église sur différents fronts, par exemple, en promouvant la liberté religieuse, l’unité entre les églises chrétiennes, l’amitié entre les religions du monde et le pouvoir transformant du pardon en politique.
Ce qui distingue principalement les martyrs d’aujourd’hui est leur témoignage de justice et de réconciliation. Tertullien écrivait que « le sang des martyrs est une semence pour l’Église. ». En fait, le témoignage des chrétiens disposés à mourir pour le Christ a stimulé la croissance surprenante de l’Église primitive. Les martyrs d’aujourd’hui construisent aussi l’Église. Comme le Père Jacques Hamel qui, il y a quatre ans, est entré dans la cohorte des martyrs modernes.
Dans le passé un martyr était tué rigoureusement in odium fidei, par haine de la foi. Toujours plus souvent, cependant, l’Église est arrivée à reconnaître les martyrs qui n’ont pas été tués seulement pour leur foi mais aussi pour des actes de justices motivés par leur foi. Prenons par exemple Saint Maximilien Kolbe, le prêtre franciscain tué non pour sa foi, mais pour avoir pris la place d’un prisonnier condamné à Auschwitz ; ou don Pino Puglisi, prêtre sicilien que la mafia a tué pour avoir parlé ouvertement contre ces délinquants ; ou l’archevêque Romero, qui s’est opposé à l’oppression des pauvres au Salvador.
Le théologien protestant Dietrich Bonhoeffer, victime du nazisme, commente la béatitude : « Heureux les persécutés à cause de la justice, car le Royaume des Cieux est à eux », observant qu’« ici on ne parle pas de la justice de Dieu, mais de la souffrance pour une cause juste », et il ajoute : « Il est important que Jésus ait déclaré la béatitude des disciples aussi pour la souffrance subie non directement par la confession de foi en son nom, mais pour une cause juste » (Vivre en disciple. Le prix de la grâce. Labor et Fides 2009, p. 106)
Que le martyre promeuve la justice peut être difficile à croire à la lumière des milliers de chrétiens qui sont morts seuls et anonymes dans les prisons des dictateurs durant le siècle dernier ou par la main de fanatiques de nos jours. Mais si nous observons de plus près les actes de martyre, nous pouvons voir de quelle manière ils ont promu la mission de justice et de réconciliation de l’Église.
Tout d’abord, les martyrs témoignent de cette justice qui est justement violée dans leur propre homicide, c’est-à-dire la justice, le droit de la liberté religieuse. Aujourd’hui, une grande partie de la population mondiale, comprenant des personnes de toutes les religions, vit dans des pays avec des restrictions élevées à la liberté religieuse. Les martyrs offrent un témoignage contre la négation de la liberté religieuse et une demande pressante aux États de mettre en œuvre des mesures de protection.
Il y a quelques années un martyre témoigne de façon surprenante pour la cause de la liberté religieuse, celui de Shabaz Bhatti, assassiné au Pakistan, par des militants islamistes. Catholique, il avait dédié sa vie à la cause des minorités religieuses et était devenu ministre fédéral du Pakistan, pays dans lequel les chrétiens constituent 2% de la population et rencontrent de grandes difficultés pour être acceptés. En faisant pression contre le système de discrimination, en promouvant la coopération interreligieuse et en soutenant les minorités de toutes les religions, il savait que sa vie était en danger. Il avait déclaré : « Je crois en Jésus Christ qui a donné sa vie pour nous et je suis prêt à mourir pour ma communauté, pour défendre ses droits ».
Comme le répète souvent le Pape François, aujourd’hui les chrétiens ne sont pas persécutés parce qu’ils appartiennent à une communauté chrétienne particulière, parce qu’ils sont catholiques ou orthodoxes, luthériens ou anglicans, mais parce qu’ils sont chrétiens. Le martyre est œcuménique et on doit parler d’un vrai œcuménisme des martyrs. Historiquement, le martyre commun souffert par les catholiques, protestants et orthodoxes sous les nazis et les soviétiques a favorisé le rapprochement entre les églises et les communautés chrétiennes.
Dans le passé, était reconnu martyr seulement le chrétien qui avait témoigné par sa vie la vérité inaltérable du Christ. On ne pouvait pas présumer qu’une adhésion aussi vitale à la pleine vérité du Christ puisse exister en dehors de l’Église catholique. Par conséquent, dès les premiers temps du christianisme le martyre survenu dans d’autres communautés chrétiennes n’était pas reconnu : seuls les témoins de la foi de l’Église catholique étaient reconnus comme martyrs, alors que le sacrifice de sa propre vie dans les communautés hérétiques était considéré sans valeur. Au cours des affrontements avec les donatistes, par exemple, Cyprien et Augustin insistaient sur le fait qu’il ne pouvait y avoir de vrais martyrs que dans l’Église catholique.
L’interprétation du martyre s’est ensuite rétrécie à cause des divisions successives dans l’Église. Alors que les chrétiens de différentes communautés faisaient don de leur vie, montrant la fidélité à la confession de la foi en terme d’appartenance, la qualification religieuse du martyre fut reconnue seulement aux témoins de la foi de leur propre communauté, et fut niée aux chrétiens d’autres communautés morts violemment, bien que tous aient vécu la mort de leurs propres martyrs comme un témoignage rendu au Christ. On est arrivé à une confessionnalisation du concept de martyre encore plus grand avec les luttes confessionnelles et les guerres de religion du XVème et XVIème siècles, à cause du fait que les chrétiens se tuaient mutuellement dans les différentes communautés chrétiennes et reconnaissaient comme martyrs seulement leurs propres morts.
Cette vision confessionnelle étroite a été dépassée surtout avec le concile Vatican II, grâce à un regard renouvelé sur ces Églises et communautés ecclésiales chrétiennes qui ne sont pas encore en pleine communion avec l’Église catholique.
Le Pape Paul VI a confirmé la vision œcuménique du martyre quand il a canonisé les martyrs de l’Ouganda, honorant aussi les anglicans qui avaient subi les mêmes souffrances que leurs frères catholiques. La reconnaissance des martyrs appartenant aux autres Églises et communautés chrétiennes, avec leur vénération commune, fut ensuite un objectif particulièrement cher au Pape Jean Paul II, qui a voulu exprimer la dimension œcuménique du martyre surtout avec la célébration commune ayant eu lieu au Colisée au cours de l’année jubilaire 2000. Le Pape François a aussi insisté plusieurs fois sur l’importance de l’œcuménisme des martyrs ou, comme il le définit lui-même, « l’œcuménisme du sang ». Pour lui il est clair que les chrétiens sont persécutés en tant que chrétiens. Et ce sont surtout les mêmes persécuteurs de chrétiens à nous avoir fait comprendre le sens de l’œcuménisme du sang. En fait, « pour les persécuteurs, nous ne sommes pas divisés, nous ne sommes pas luthériens, orthodoxes, évangéliques, catholiques… Non ! Nous sommes un ! – dit le Pape François – . Pour les persécuteurs nous sommes chrétiens ! » (Discours aux membres de la Catholic Fraternity of Charismatic Covenant Communities and Fellowship, 31 octobre 2014). Désormais il est évident que la souffrance de tant de chrétiens dans le monde d’aujourd’hui est une expérience chrétienne commune, et donc que l’œcuménisme des martyrs et du sang est le signe le plus convaincant de l’œcuménisme actuel.
Aujourd’hui, le martyre témoigne de l’amitié non seulement entre les églises chrétiennes mais aussi entre les religions.
Le Père Christian de Chergé, abbé du monastère trappiste de l’Atlas, et ses frères moines avaient habité en Algérie durant deux générations, en vivant dans des villages musulmans, se liant d’amitié avec eux et leur fournissant des soins médicaux. Quand arriva la guerre civile dans les années 90, ils risquaient d’être assassinés par les terroristes musulmans. Ils ont décidé de rester, fidèles à leur mission.
L’abbé de Chergé a aussi écrit un billet pour ses futurs assassins. Il ne désirait pas le martyre, mais s’il devait être tué, je cite : « je désire plonger mon regard dans celui du Père, contempler avec lui ses fils de l’Islam comme il les voit, tous resplendissant de la gloire du Christ ». Les funérailles des moines de Thibirine ont attiré une foule de 100.000 personnes, montrant l’amour des musulmans algériens pour les moines.
Dans son dernier testament, l’abbé de Chergé a voulu « pardonner de tout son cœur celui qui m’aurait tué ».
Le pardon est une autre manière par laquelle le martyre transforme la vie sociale et politique. Dans la tradition chrétienne, le pardon est un don que celui qui a été offensé ou blessé donne à l’auteur du crime. Ce n’est pas seulement une annulation de la dette, mais aussi une invitation à la conversion et à la réconciliation.
Voilà pourquoi nous pouvons dire que le sang des martyrs a toujours été et est encore aujourd’hui le levain qui fait lever toute la pâte. Comme l’écrit l’auteur de la Lettre aux Hébreux : defunctus adhuc loquitur (Hb 11,4), c’est-à-dire « bien qu’il soit mort, le défunt parle encore. »
Toutefois, comment répondre aujourd’hui au martyre est une question à laquelle sont confrontés l’Église, les communautés religieuses, les Gouvernements et toute la société. Ils doivent trouver des solutions efficaces pour mettre un frein à la culture de l’épée par la culture du dialogue et de la coexistence pacifique.
+ Celestino Migliore
Nonce apostolique en France