Témoignage du Père Albert Yon, à l’occasion de la canonisation de Charles de Foucauld :
Un siècle après sa mort le 1er décembre 1916 à Tamanrasset, au sud de l’Algérie, Charles de Foucauld est canonisé le 15 mai 2022 à Rome par le pape François. Enfin !
En 1963, en plein concile Vatican II, Yves Congar écrivait « Quel élargissement de l’histoire ! Les phares que la main de Dieu a allumés au seuil du siècle atomique s’appellent Thérèse de Lisieux, Charles de Foucauld, les Petits frères et petites sœurs de Jésus, et les frères de Taizé. Notre siècle de non-religion est aussi un siècle d’étonnant renouveau de l’évangélisme. » (Pour une Eglise servante et pauvre)
J’ai été ordonné en avril 1960, et je peux témoigner que la figure de frère Charles a été un « phare » qui a éclairé ma vie de prêtre dans le diocèse de La Rochelle. Déjà au grand séminaire de l’Houmeau, comme beaucoup, j’ai lu « Au cœur des masses », le livre de René Voillaume, fondateur des petits frères de Jésus. Et grâce à A. Lefevre et B. Tesson, aumôniers de la mer à La Rochelle, j’ai pris contact avec les débuts de la Fraternité Sacerdotale Jésus Caritas, qui regroupait des prêtres diocésains dans l’esprit de Charles de Foucauld. En 1957-58, militaire du contingent à Maison Carrée, j’allais souvent à la fraternité des Petits frères de Jésus à Hussein Dey ou à celle de Mahiedine, un bidonville sur les hauts d’Alger. Et beaucoup plus tard, dans les années 90, fidéi donum à Niamey, j’ai été émerveillé par la vie des Petites sœurs de Jésus à Agadès en milieu touareg et à Nguigmi, au bord du lac Tchad, sous la tente chez les Toubous. Mon rêve d’aller à Tamanrasset et à l’Assekrem ne s’est réalisé que beaucoup plus tard, en avril 2005. Au cours de mon ministère à St-Jean d’Angély, Brizambourg, Jonzac, Niamey, Oléron, Montendre, et encore maintenant, j’ai participé à des rencontres mensuelles dans l’esprit du frère Charles : échanges fraternels, temps d’adoration, révision de vie.
Fin d’une certaine idée de la mission
Un dossier récent de « Documents-Episcopat », paru en décembre 2021, et intitulé : « Charles de Foucauld : un chemin pour la mission » regroupe d’excellents témoignages sur l’itinéraire de Frère Charles. J’y ai noté ces réflexions d’une petite sœur du sacré cœur : « J’ai appris à le découvrir comme un grand frère dans la foi et non comme un modèle à imiter, comme un homme en évolution, avec ses limites, ses ambiguïtés, ses défauts…un homme à l’écoute de l’Esprit et obéissant aux événements à travers lesquels Dieu parle. »
Christian Salenson, théologien, prêtre du diocèse de Nimes, émet l’hypothèse qu’avec Charles de Foucauld on assiste à la fin d’une certaine idée de la mission, et que dans le même temps apparaissent, à travers lui et sa rencontre des musulmans, les prémisses d’une nouvelle manière de comprendre et de vivre la mission. Les questions de C. Salenson sur la mission peuvent nous interroger, chrétiens d’Aunis et de Saintonge, laïcs, diacres, prêtres et religieux, mais aussi les prêtres et les religieuses qui viennent d’un autre continent, sur notre manière de vivre la mission : comment aller à la rencontre des charentais de notre temps ? « Si l’Eglise canonise quelqu’un, écrit Salenson, ce n’est pas parce qu’il est saint, mais parce qu’il a inventé un visage original de sainteté…qui n’apparaît souvent qu’au fil du temps. »
Comment s’est faite la rencontre mouvementée de Foucauld avec l’Islam ? En Algérie et au cours de son exploration du Maroc, avant son retour à la foi chrétienne, il a été bousculé par la profondeur mystique de l’Islam et aussi par des expériences d’hospitalité dont il a bénéficié de la part de juifs et de musulmans qui lui ont sauvé la vie. Il le sera encore plus, en 1908, au moment de son « burn-out » physique et spirituel, quand des femmes touaregs de Tamanrasset lui ont sauvé la vie avec le lait de leurs chèvres ! Il était venu pour leur annoncer le Salut, ce sont elles qui le sauvent ! Il doit accepter l’hospitalité de ceux à qui il était venu apporter la civilisation et la vraie religion !
Dans son esprit de français et de chrétien de la fin du 19ème siècle, civilisation et évangélisation devaient se donner la main. Sa rencontre avec les musulmans, en Algérie, fut un étrange paradoxe de séduction et de résistance. Sa vie durant, il a toujours cherché à aller vers eux, mais beaucoup d’obstacles venant de sa culture rendaient cette rencontre difficile. En janvier 1908, il a le sentiment que tout s’effondre, qu’il a échoué. Il ne peut plus célébrer la messe, ni garder la présence eucharistique. Il n’a converti personne. Et pourtant il a beaucoup prié et cherché à imiter la bonté et la sainteté de Jésus. Le doute le gagne. Il voulait convertir les musulmans, et c’est lui qui doit changer son regard sur eux. On peut penser que ce n’est pas lui qui a échoué, mais le modèle missionnaire sur lequel il vivait.
Les chemins d’une conversion pastorale
Au long du 20ème siècle et encore maintenant, n’est-on pas resté sur cet ancien modèle, cette tentation de rechristianiser la société ? On oublie que la mission est d’abord mission de Dieu, voulue par le Père, accomplie dans le Christ, et actualisée par l’Esprit qui « poursuit son œuvre dans le monde ». Il n’y a de conversion qu’à Dieu seul et non à une religion. Moussa Ag Amastane (chef touareg et ami rencontré en 1905) et Foucauld se sont convertis à Dieu, chacun dans sa tradition religieuse. Les dix dernières années de sa vie au milieu des Touaregs ont amené Charles, peu à peu, à vivre ce nouveau modèle missionnaire et à s’inscrire dans le temps de Dieu, le temps long. L’histoire de la mission de Dieu avec les hommes est l’histoire d’un long dialogue d’amour entrepris depuis la création. Il a découvert que sa vocation n’est pas de prêcher l’Evangile, mais de le vivre au quotidien, dans une vie de Nazareth faite de proximité, de bonté, de partage de leur culture, en apprenant leur langue. Il consacre beaucoup de temps et de façon rigoureuse à élaborer un dictionnaire français-tamacheq. Il a compris qu’il avait à faire un travail de « défricheur », de pionnier. Il aurait aimé que des prêtres, des religieuses et des laïcs, à l’image d’Aquila et Priscille dans les Actes des apôtres, le rejoignent. Bien avant le Concile Vatican II, il avait perçu que la mission est une œuvre commune de tous les baptisés. Et « la réalité n’a pas beaucoup changé, constate Christian Salenson. L’Eglise continue de reposer non sur le baptême et la confirmation, mais sur le sacrement de l’ordre. On invente des pis-aller, on importe des prêtres plutôt que de changer de modèle. Que de résistances qui retardent d’autant la conversion pastorale demandée par le pape François ! »
Jean-François Berjonneau, comme C . Salenson, souligne la place centrale qu’occupe l’Eucharistie dans la vie et la spiritualité de Frère Charles. Elle soutient et nourrit une conception tout à fait originale de la mission et de la « fraternité universelle ». « Pour schématiser, on pourrait dire qu’après sa conversion, la vie du frère Charles se répartit en deux périodes. La première, plus contemplative, à la Trappe et à Nazareth, est dominée par le signe de l’ostensoir. Dans la seconde, de son ordination en 1901 jusqu’à sa mort en 1916 ; c’est plutôt l’image de la porte ouverte qui l’emporte (hospitalité et visitation). Cependant il y a une cohérence intime entre ces deux figures de sa vie eucharistique…Pour lui, sacrement de l’eucharistie et sacrement du frère sont inséparables. C’est dans l’eucharistie qu’il trouve l’unité de sa vie. C’est l’eucharistie qui le pousse vers les pauvres. Il a été assoupli par dix ans de chemins inattendus, et il se laisse simplement mener par Dieu. Le saint sacrement n’est plus exposé, mais c’est par sa propre vie qu’il expose la présence de Jésus…Que son ostensoir retrouvé enfoui dans le sable après sa mort provoque en nos vies des germinations fructueuses de rencontres et de dialogues… ».
Le 15 mai, à Rome, lors de sa canonisation, j’ai rendu grâce à Dieu, avec beaucoup d’autres, pour la lumière stimulante reçue de lui, notre petit « frère universel », dont le pape François, dans la finale de sa lettre « Tous frères » (n°286-287), dit combien il s’est senti stimulé par Charles de Foucauld dans sa réflexion sur la fraternité universelle.
Père Albert Yon, prêtre à la retraite et rendant des services