Quel est le secret de saint François ? Méditation d'une clarisse sur notre rapport à la Création

20 Sep 2020

Quel était le « secret » de François pour avoir un rapport si ajusté à Dieu, à lui-même, aux autres, à toute créature et à l’ensemble du monde créé ? Lors de la journée de rentrée diocésaine à Sablonceaux, le 7 septembre 2020, Sœur Marie-Stéphane, abbesse du monastère des clarisses de Nieul-sur-Mer, a partagé une méditation que nous reproduisons ci-dessous dans son intégralité.

Je crois qu’il n’est pas besoin que je m’étende beaucoup sur le contexte dans lequel s’inscrit cette matinée consacrée à notre rapport à la création. Cette année 2020 demeurera sans doute – dans les livres d’histoire comme, d’ailleurs, dans le livre de nos histoires personnelles – l’année du Covid-19 qui nous aura tous touchés, d’une manière ou d’une autre, même si nous n’avons pas tous contracté le virus. Personne, dans cette salle, n’oserait, évidemment, s’aventurer à supputer l’origine directe de la Covid 19 mais je crois que nous tous, sommes bien conscients du fait que cette crise sanitaire assez inédite, ainsi que les nombreuses autres crises qui l’ont précédée (nous pouvons, bien évidemment, penser à la crise financière, nous pouvons penser aux phénomènes migratoires massifs et nous savons que si les causes des migrations sont complexes et multiples, l’une d’entre elles – et non des moindres – est l’environnement devenu trop hostile, au point que nous parlons de migrations climatiques ou, plus largement, de migrations environnementales) mettent le doigt sur les faiblesses abyssales de nos systèmes économiques globalisés, de nos références culturelles nivelées, ainsi que sur les conséquences directes de nos manières de vivre qui abîment notre environnement et qui, de ce fait, portent atteinte à notre humanité. Nous ne le savons que trop, notre planète ne se porte pas bien… Nos sociétés non plus… « Tout est lié… » Je n’irai pas plus loin dans l’exposé du contexte dans lequel nous vivons.

D’autres, en effet, s’en chargent. Face à cette situation complexe, émerge un nouveau courant de pensée pour la désignation duquel un néologisme a même été forgé : la collapsologie. Ce terme vient de l’anglais « collapse », qui signifie « effondrement » et du grec « logos », qui signifie « parole » d’où, plus largement, « discours ». La collapsologie est un courant de pensée relativement récent qui étudie les risques et les conséquences d’un effondrement de notre civilisation industrielle et technologique et ce courant de pensée se donne également pour objet de réfléchir aux modèles de sociétés qui pourraient succéder à nos modèles actuels. Sans doute y a-t-il de belles propositions et même de belles mises en œuvre portées par les tenants de la collapsologie. Le problème, cependant, c’est qu’avec de tels courants de pensée, le ressort de l’agir, c’est la peur… la peur de la catastrophe annoncée comme étant certaine si nous continuons à vivre sur notre lancée ! Vous le savez aussi bien, sinon mieux que moi, bien des tenants de la décroissance utilisent constamment le discours de la menace de la catastrophe pour étayer les propos qui sont les leurs. Il nous faut, certes, être lucides et ouvrir les yeux sur les conséquences de nos modes de vie sur la planète, conséquences qui, de fait, deviennent une menace pour la vie de l’humanité sur le court terme : MAIS que cela soit dit une fois pour toutes, la peur de la menace qui pèse sur nous ne pourra jamais constituer le ressort d’un changement de mode de vie durable… La peur nous paralysera plus qu’elle ne nous offrira les ressorts d’une véritable « conversion écologique », expression que le pape François utilise à cinq reprises dans son encyclique Laudato si’. Comme le disait Jacques Maritain : « La peur ne suffit pas à rendre sage. »[1]. Je crois que notre humanité traverse, en ce moment, une nuit, comme elle en a traversé beaucoup d’autres, et que la meilleure manière de nous situer, en tant que chrétiens, lorsque nous traversons une nuit, consiste non pas à la subir, mais à essayer de la comprendre comme s’inscrivant dans le mystérieux dessein de Dieu et à revenir aux sources de notre foi en Dieu Père, Fils et Saint-Esprit, Trinité créatrice, origine et terme de toute vie, pour la traverser.

Avant d’entrer dans le vif du sujet, je voudrais préciser que je suis bien consciente du fait que notre groupe est suffisamment étoffé et suffisamment varié aussi, pour qu’il y ait parmi nous des personnes qui se disent, intérieurement peut-être : « Mais n’avons-nous pas mieux à faire, comme chrétiens, dans l’urgence missionnaire qui est la nôtre, que de parler de notre rapport à la création ? Est-ce que l’annonce explicite de Jésus-Christ n’est pas plus importante que toutes ces questions qui nous concernent, d’une certaine manière, mais auxquelles d’autres personnes sont peut-être plus à même que nous de réfléchir et, surtout, de proposer des solutions concrètes ? » Objection importante qui nous convie à bien situer la réflexion qui est la nôtre au niveau d’un appel à la « conversion écologique » – et je souligne encore cette expression largement utilisée par le pape François, expression qu’il emprunte à saint Jean-Paul II.

Or, un appel à la conversion est toujours une bonne nouvelle, même si la conversion nous invite à un chemin pascal qui passe par un certain dépouillement volontaire de tout ce qui nous détourne de la vraie Vie que le Seigneur veut offrir à tous, dépouillement qui peut ne pas être toujours facile à accepter, mais dépouillement qui nous conduit à davantage de vie, et donc, à la vraie joie que nul ne pourra jamais nous ravir. Parler de « conversion écologique » est aussi un appel à passer du discours à des actes concrets. Et, dans le même temps, un appel à la conversion écologique, enfin, ne peut se réduire à consentir à quelques petites solutions techniques concernant, par exemple, la manière de trier nos poubelles ou la façon de faire du compost, même si tout ceci est important. Ne réduisons jamais la « conversion écologique » à une série de petites ou de grandes mesures concrètes. En amont de ces mesures, la conversion doit toujours s’inscrire dans la profondeur du cœur, dans le temps long, dans le temps de toute une vie. Elle suppose un changement progressif de regard, un changement du cœur, seuls à même de nous donner de tourner le dos à certains comportements, pour entrer dans un style de vie toujours plus conforme à notre vocation la plus profonde dans le dessein de Dieu. Et si, peut-être, il nous faut entrer dans un processus de décroissance, appliquons-nous à bien situer cette décroissance : oui, le chrétien est bien appelé à vivre une décroissance, mais il s’agit, fondamentalement, de la décroissance qui a été vécue par JB : « Il faut que Lui [le Christ] grandisse, et que moi, je diminue. » (Jn 3, 29) Dieu veut pour nous la plénitude de la vie, ne l’oublions pas… N’oublions pas non plus que, comme le faisait remarquer Benoît XVI, « La consommation brutale de la Création commence là où Dieu est absent […]  Rappelons-nous toujours que nous sommes tous un fruit de la plénitude d’amour du Seigneur et que nous sommes créés pour partager pleinement et librement cette plénitude de l’amour du Seigneur. Si décroissance il doit y avoir, c’est en vue de la plénitude de la vie, à laquelle le Seigneur nous appelle dès aujourd’hui !

Il ne m’a pas été facile de faire des choix pour aborder le sujet qui nous occupe aujourd’hui, à savoir notre rapport à la création, tant le sujet est vaste et important.  En outre, je m’aperçois que, si l’encyclique du pape François Laudato si’ a eu, sans aucun doute, un grand retentissement et a déjà produit de beaux fruits, en fait, un grand nombre de catholiques n’ont jamais lu cette encyclique intégralement ou même, ne l’ont pas lue du tout. Présenter l’encyclique eut été l’exercice le plus facile… Afin de ne pas ennuyer celles et ceux qui la connaissent par cœur et qui l’ont déjà beaucoup travaillée et mise en œuvre, j’ai choisi un autre biais pour aborder notre question, même s’il va de soi que j’y ferai référence. Je renvoie également à la lettre pastorale de notre Évêque, Monseigneur Colomb, « Vers la sobriété heureuse. »

Mon propos sera forcément très partiel et je vous propose que nous nous mettions à l’écoute de saint François d’Assise, que le pape François nous donne comme « modèle capable de nous motiver » pour avoir un rapport ajusté à la création, et que nous nous laissions guider par lui et éduquer par son expérience, pour notre propre rapport à la Création. N’oublions pas que le saint pape Jean-Paul II a « [proclamé] Saint François d’Assise Patron céleste de tous ceux qui font la promotion de l’écologie, ajoutant tous les honneurs et les privilèges liturgiques appropriés. »C’est donc éminemment sérieux, c’est ce que nous allons voir.

Quel était le « secret » de François pour avoir un rapport si ajusté à Dieu, à lui-même, aux autres, à toute créature et à l’ensemble du monde créé ? Pour essayer d’entrer dans ce secret, je vous propose que nous nous promenions dans le jardin des sources franciscaines, à partir d’un épisode clé de la vie de François, à savoir sa rencontre avec les lépreux. Ce sera ma première partie. Et dans un second temps, nous nous arrêterons quelque peu sur un grand texte de François : Laudato si’, le Cantique des créatures.

I. La rencontre avec les lépreux ou le regard du cœur

Il pourra vous sembler un peu curieux de faire appel à un épisode bien connu de la vie de François, la rencontre avec les lépreux, et même de commencer par là, pour parler de notre rapport à la création. Cependant, je suis convaincue que nous avons ici la clé qui nous permet de comprendre l’attitude de François dans son rapport à Dieu et dans son rapport à la création, à toute la création : à lui-même, aux autres et à tous les autres, et, enfin, à l’ensemble du monde créé. Ce rapport à Dieu, à soi, aux autres, au monde créé, est vécu comme une conversion. Pour comprendre cela, je vous propose que nous nous arrêtions au Testament de saint François. Ce Testament est un texte éminemment important, un texte que François adresse à ses Frères, aux Frères de l’Ordre dont il est le fondateur, où il leur livre la quintessence de son expérience et ses ultimes recommandations.

François écrit lui-même, au sujet de ce texte, que « c’est un souvenir » qui traduit le latin recordatio, c’est-à-dire, littéralement, ce qui est repris dans le cœur. Donc, François fait repasser en son cœur sa vie, à la lumière de tout son vécu, pour témoigner à ses Frères de la vocation qui est la sienne et qui est donc la vocation de tout Frère mineur. Et voici comment François commence son texte : en parlant de l’élément déclencheur de sa conversion, d’une conversion qui se déroulera tout au long de sa vie. Et si l’on pose la question à quiconque connaît quelque peu la vie de François de savoir quel a été l’élément déclencheur de sa conversion, la réponse, à coup sûr, sera : la rencontre avec le Christ du Crucifix de Saint-Damien, qui lui dit : « Va, François, et répare mon Église qui, tu le vois, tombe en ruines. » Mais non… Lorsque François parle de l’élément qui a bouleversé sa vie, il dit que c’est sa rencontre avec les lépreux. Cette rencontre a changé toute sa vie. Voici comment commence le Testament de François :

« 1 Le Seigneur me donna ainsi à moi, frère François, de commencer à faire pénitence : comme j’étais dans les péchés, il me semblait extrêmement amer de voir des lépreux. 2 Et le Seigneur lui-même me conduisit parmi eux et je fis miséricorde avec eux. 3 Et en m’en allant de chez eux, ce qui me semblait amer fut changé pour moi en douceur de l’esprit et du corps ; et après cela, je ne restai que peu de temps et je sortis du siècle. »

            La première chose à remarquer, c’est que, dans ce texte, nous avons une situation initiale de vie de péché et d’amertume, laquelle situation est changée – c’est la situation finale – en douceur de l’esprit et du corps et en consécration à Dieu (c’est ce que signifie l’expression « je sortis du siècle »). Entre ces deux situations, il y a l’expérience de François de « faire miséricorde avec les lépreux ».

Que s’est-il passé ? Par d’autres sources, nous savons ce que recouvre l’expression de François : « j’étais dans les péchés ». Un commentateur de ce passage a pu écrire, avec beaucoup de pertinence : « Pratiquement François semble nous dire dans ce début du Testament : ‘J’étais dans les péchés parce que je menais une existence égocentrée’. Le mouvement qui adviendra en François à travers la conversion sera justement de se décentrer. » Ce commentateur met le doigt sur le cœur de la conversion de François et souligne le fait qu’au moment où il écrit son Testament, à la fin de sa vie, François a bien compris que la racine de l’amertume de sa vie était dans une vie centrée sur lui, une vie dans laquelle Dieu n’était sans doute pas absent, mais dans laquelle le centre, c’était François lui-même. D’autres sources se plaisent à développer cette vie de François avant cette étape décisive de sa conversion. François était le joyeux luron d’Assise, le meneur de bandes, généreux, sans doute… il offrait de grands banquets à la troupe de la jeunesse d’Assise, il faisait l’aumône aux pauvres… mais il cherchait sa propre gloire. Tout ce qu’il faisait, il le faisait pour lui, par rapport à lui. Il entretenait d’ailleurs de grands rêves : il rêvait de gloire militaire et ambitionnait de devenir chevalier… par souci de sa réalisation personnelle… Mais, somme toute, j’insiste : François était très généreux. Mais j’insiste tout autant : le centre de sa vie, c’était lui. Dans l’une des sources primitives sur François, nous lisons : « En tout il était large, ou plutôt prodigue, mais pour ses vêtements, il dépassait vraiment la mesure, se faisant faire des vêtements plus coûteux qu’il n’aurait convenu à son état. En matière de recherche, il était si frivole que, parfois, sur le même vêtement, il faisait coudre ensemble un tissu de grand prix et un autre de peu de valeur. » François était entré dans un cercle vicieux de surconsommation…

Cette même source nous dit qu’avant sa conversion, François ne supportait pas de voir des lépreux. Certes, il leur faisait l’aumône, mais par personne interposée, en détournant son visage et en se bouchant le nez. Et, dans ce même document, nous lisons – en d’autres termes que dans ceux du Testament – l’épisode clé de la rencontre avec les lépreux : « Un autre jour, alors qu’il montait à cheval près d’Assise, un lépreux vint à sa rencontre. D’habitude il avait une profonde horreur des lépreux, c’est pourquoi il se fit violence, descendit de cheval et lui donna une pièce d’argent en lui baisant la main. Ayant reçu du lépreux un baiser de paix, il remonta à cheval et poursuivit son chemin… Quelques jours plus tard… il se dirigea vers l’hospice des lépreux et, les ayant tous réunis, il donna une aumône à chacun en leur baisant la main ». Quand François relit sa vie, il comprend et il nous fait comprendre que c’est le Seigneur lui-même qui lui a fait cet immense cadeau de le conduire chez les lépreux – nous voyons, d’après la source que je viens de citer, qu’il lui en a coûté et qu’il a dû se faire violence ! – le sortant, par là-même, d’une vie superficielle, joyeuse à la surface d’elle-même mais ô combien amère en ses profondeurs !

L’accent est mis, aujourd’hui, sur l’importance de cette rencontre avec les lépreux… Sans entrer davantage dans le sens de l’expression « je fis miséricorde avec eux », je me contenterai de dire avec André Vauchez, au sujet de François, que « Cette communauté de destin assumée avec la partie la plus méprisée de l’humanité allait enfin lui permettre de trouver Dieu en la personne du Christ qui s’est identifié à la misère du monde, en devenant solidaire de la souffrance inhumaine de ces marginaux. […] c’est parce qu’il avait rencontré les lépreux et qu’il avait été bouleversé par cet événement que [François] fut ensuite profondément ému par la représentation figurée de l’homme-Dieu […] qu’il contemplait à Saint-Damien. En d’autres termes, la conscience de François eut besoin de la médiation du prochain pour rencontrer Dieu. » Il est quand même fort que, lorsque François parle de l’élément déclencheur de sa conversion, il évoque sa rencontre avec les lépreux, sa communion avec les lépreux… Lui qui, lorsqu’il passait à proximité de la léproserie, détournait son visage et se bouchait le nez, tant il était dégoûté, est pris aux tripes par ces miséreux et il va prendre conscience de cette communion qui le lie à chacun d’eux. Parce que chaque lépreux est, comme lui, créé à l’image de Dieu. Parce que chaque lépreux procède, comme lui, de l’amour débordant du Père, du Fils et de l’Esprit-Saint, et parce que chaque lépreux est attendu, au terme, par ce même amour, parce que chaque lépreux est, comme François, créé par le Seigneur pour partager pleinement Sa vie et Son amour.

Quand nous parlons du rapport de François à la création et de notre propre rapport à la création, j’aime à rappeler qu’il s’agit d’abord de notre rapport à ce sommet de la création que sont chacun de nos frères et sœurs en humanité. N’oublions jamais que dans l’Allemagne nazie, Goering, alors qu’il programmait l’extermination des Juifs, concevait dans le même temps des lois visant à protéger les animaux et la nature… N’oublions pas non plus que dans les courants écologiques radicaux, tels que l’écologie profonde, certains n’hésitent pas à proposer des solutions qui consisteraient à éradiquer une part de l’humanité pour laisser davantage de place aux animaux. Ceci pour dire que tout ce qui porte le label écologique n’est pas forcément en adéquation avec le dessein d’amour du Seigneur pour le monde créé, au sommet duquel il a placé l’homme pour l’ériger à la dignité de partenaire libre d’une alliance.

François l’a bien compris : Le premier acte de miséricorde du Seigneur est l’acte de création qui nous a tous tirés de l’abîme du néant pour nous donner la vie et nous inviter à partager pleinement et librement Sa vie à Lui (alliance). Et François prend conscience que nous sommes tous plongés dans la miséricorde du Seigneur et c’est cette plongée qui met François devant cette réalité première : tous, nous sommes liés par ce ciment brut de coffrage qu’est l’amour miséricordieux du Seigneur… Tous, nous sommes liés les uns aux autres… et cette fraternité universelle devient fraternité cosmique parce que tous, nous sommes liés à chaque créature sortie des mains de Dieu, et appelée à être transfigurée par Lui.

            La prise de conscience que tout homme, toute femme, est créé à l’image et à la ressemblance de Dieu change toutes nos relations humaines. Tous, nous avons commune origine et nous partageons une communauté de destin : Dieu « veut que tous soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité. » (1 Tm 2, 4) Il peut arriver que la ressemblance ait totalement disparu, de par les aléas de l’histoire d’une personne… Même si la ressemblance a totalement disparu, l’image, elle, est inaliénable, inaltérable… Et cette image fait que nous partageons avec chacun, chacune, une commune dignité… ceci nous dit aussi que Dieu a voulu chacun pour lui-même… parce que c’est lui, parce que c’est elle… C’est cette prise de conscience aiguë qui fait que François sort de lui-même pour aller vers les lépreux. François sort de son égoïsme, de sa vie centrée sur lui, sur l’accumulation des biens matériels, accumulation qui visait à le mettre en valeur lui, qui visait à le mettre au-dessus des autres… François restera toute sa vie un homme de grands désirs mais de désirs orientés vers le Seigneur qui prend peu à peu toute sa vie, en ouvrant son cœur aux autres, à tous les autres.

Vous le savez, l’autre nom de François, c’est le Poverello, le petit pauvre. Le Père Guillaume de Menthière affirme joliment que « François choisit la pauvreté. Par manque de place, en quelque sorte, car lorsque Jésus est entré dans un cœur, il prend toute la place. » Je pense, dès cette étape, que vous comprendrez pourquoi il n’est pas si saugrenu que cela pouvait paraître au premier abord que d’aborder la question du rapport de François à la création en commençant par sa rencontre avec les lépreux, qui est une rencontre avec le Christ présent au cœur de chacun de ces miséreux… La SOBRIÉTÉ HEUREUSE de François commence là… Il n’a plus besoin d’un tas de biens factices pour se mettre lui-même en valeur… toutes les étoffes dont il raffolait pour avoir des vêtements qui attiraient le regard à lui deviennent superflues, elles l’encombrent même… Dans la Règle, il écrira : « Que les Frères qui ont promis obéissance aient une tunique avec capuce et une autre sans capuce, si c’est nécessaire, et une ceinture et des braies. Et que les frères aient des vêtements vils et puissent les rapiécer de sacs et d’autres pièces avec la bénédiction de Dieu. »Oui, il faut ce qu’il faut. Et les besoins de l’un à l’autre ne sont pas forcément les mêmes. À chacun, également, selon son état de vie, de discerner ce qui est essentiel. Si je vous dis que nous sommes, nous, communauté de Clarisses de Nieul-sur-Mer, en train de quêter pour nous faire construire une piscine dans le jardin, vous vous poserez peut-être la question de savoir si nous sommes encore bien des Sœurs pauvres… D’un autre côté, un ami de la Communauté a une piscine dans son jardin, et alors ? Ayant des responsabilités professionnelles et ecclésiales qui font que sa vie ressemble vraiment au pain rompu pour que le monde ait la vie, cela lui permet de passer de bons moments avec son épouse et ses enfants quand ils reviennent des quatre coins du monde. Et quand il part en vacances, il laisse l’utilisation de la piscine à des voisins qui n’ont pas les moyens d’en avoir une chez eux… Voici une personne qui ne se crispe pas sur ses biens matériels mais qui les remet à leur juste place… Nous rejoignons ici la doctrine sociale de l’Église qui reconnaît le droit à la propriété… mais qui place un principe suprême au-dessus du droit à la propriété privée : c’est la destination universelle des biens. Je vous laisse réfléchir à la manière dont vous pouvez, chacun, voir comment cette équation trouve un équilibre dans votre vie.

François, au moment de sa rencontre avec les lépreux, nous apprend à changer de regard : il nous dévoile le regard contemplatif que tout chrétien est appelé à poser sur toute réalité. Ce regard contemplatif, c’est le regard de l’amour, c’est le cœur qui voit ce qui est invisible aux yeux de chair : « Seul l’amour est en mesure de distinguer ce qui est caché : nous sommes invités à cette sagesse du cœur qui ne sépare jamais l’amour de Dieu de l’amour des autres, en particulier des plus pauvres, des derniers, ‘chair du Christ’, visage du Seigneur crucifié. Le chrétien cohérent vit la rencontre avec l’attention du cœur, c’est pourquoi, à côté de la compétence professionnelle et des programmations, il faut une formation du cœur, pour que la foi agisse par la charité (cf. Ga 5, 6) : ‘Le programme du chrétien – […] le programme de Jésus – est ‘un cœur qui voit’. Ce cœur voit où l’amour est nécessaire et il agit en conséquence. […]’ » Est-ce que notre cœur voit où l’amour est nécessaire et est-ce qu’il agit en conséquence ? Sans doute, l’Eucharistie, où nous apprenons à discerner, dans la foi de l’Église, la mystérieuse présence du Christ dans le pain et le vin consacrés, est-elle la première « école du regard », qui nous apprend à voir au-delà de ce que voient nos yeux de chair. L’Eucharistie est également le premier lieu où nous apprenons, dans la foi, à voir la création transfigurée, à contempler la création totalement investie par la présence de Dieu… Et si nous discernons la présence de Dieu sous les humbles espèces consacrées, la cohérence de vie nous invite à savoir peu à peu discerner la présence du Seigneur cachée en tout frère créé à Son image…

Ce regard contemplatif, François l’aura également sur l’Église et sur les prêtres… Juste après les trois versets que j’ai cités tout à l’heure où il est question de sa rencontre avec les lépreux, François écrit : « Et le Seigneur me donna une telle foi dans les églises que je priais ainsi simplement et disais : ‘Nous t’adorons, Seigneur Jésus Christ, dans toutes tes églises qui sont dans le monde entier, et nous te bénissons, car par ta sainte croix tu as racheté le monde. » François est pétri de liturgie, il a dû entendre cela un Vendredi saint et il en fait sa prière la plus quotidienne : cet acte d’adoration au Seigneur dans les églises, parce que par Sa Croix, Il nous a sauvés ! François est tout entier, et dans toutes les dimensions de sa vie, pris par le mystère de Dieu qui s’est abaissé pour créer et pour sauver l’homme… Il adore… Il est émerveillé… et cela change toute sa vie ! Au verset suivant, il continue et il écrit – et nous touchons ici à ce que nous pourrions appeler « l’écologie ecclésiale » – « Après cela, le Seigneur me donna et me donne une si grande foi dans les prêtres qui vivent selon la forme de la sainte Église romaine, à cause de leur ordre, que même s’ils me persécutaient, je veux recourir à eux. Et si j’avais autant de sagesse que Salomon et si je trouvais de pauvres prêtres de ce siècle, je ne veux pas prêcher dans les paroisses où ils demeurent outre leur volonté. Et ceux-là et tous les autres, je veux les craindre, les aimer et les honorer comme mes seigneurs. » Vous voyez que pour comprendre François, il faut bien le situer comme celui qui est totalement pris dans le mystère du Dieu humble et qui se sent tout petit devant ce grand mystère de Dieu que les cieux et la terre ne peuvent contenir, et qui est descendu dans le sein de la Vierge Marie et qui descend chaque jour, comme il le dit, sur l’autel, dans les mains du prêtre. Quelle magnifique écologie ecclésiale ! Ceci ne signifie pas que François était un béni oui-oui, pas du tout ! Mais ceci signifie que le regard de François était un regard qui sait discerner ce qui est invisible aux yeux de chair et que toute sa vie en a été bouleversée… C’est la contemplation de cette trace de Dieu dans l’humanité qui lui fera reconnaître dans le Christ de Saint Damien Celui qui, par amour pour nous, s’est identifié avec le plus petit, le plus marginal des hommes. Telle est sa motivation pour vouloir être petit, humble, mineur… Ce n’est absolument pas une dévaluation de soi, c’est simplement la reconnaissance de la grandeur de Dieu et de son dessein créateur et sauveur sur l’humanité qui fait que François se reconnaît comme le bénéficiaire d’un don gratuit de Dieu. François reconnaît qu’il n’est pas le centre, qu’il n’est pas le Tout-Puissant. François voit une trace du Christ en toute vie et cela change tout.

II. Le Cantique des créatures ou l’homme réconcilié

Dans le cœur de François, nous l’aurons compris, il n’y a plus de frontière entre lui et le plus petit d’entre ses frères. François rapporte tout au Christ… et cette fraternité universelle devient même chez lui une fraternité cosmique, une fraternité avec la création dans son ensemble. Dans cette partie, j’envisagerai notre rapport au monde créé, qui nous ramène à notre rapport avec les autres et, également, avec nous-mêmes, puisque les deux dernières strophes du Cantique sont consacrées au pardon et à la mort corporelle.

Cantique de Frère soleil (Saint François d’Assise)

1 Très haut, tout puissant et bon Seigneur,
à toi louange, gloire, honneur
,
et toute bénédiction ;
2 à toi seul ils conviennent,
ô Très-Haut, et nul homme n’est digne de te nommer.  
3 Loué sois-tu, mon Seigneur, avec toutes tes créatures,
spécialement messire frère Soleil,
par qui tu nous donnes le jour, la lumière ;
4 il est beau, rayonnant d’une grande splendeur,
et de toi, le Très-Haut, nous offre le symbole.  
5 Loué sois-tu, mon Seigneur, pour sœur Lune et les étoiles :
dans le ciel tu les as formées, claires, précieuses et belles.  
6Loué sois-tu, mon Seigneur, pour frère Vent,
et pour l’air et pour les nuages,
pour l’azur calme et tous les temps :
grâce à eux tu maintiens en vie toutes les créatures.  
7Loué sois-tu, mon Seigneur, pour notre sœur Eau,
qui est très utile et très humble,
précieuse et chaste.  
8 Loué sois-tu, mon Seigneur, pour frère Feu, par qui tu éclaires la nuit : il est beau et joyeux,
indomptable et fort.  
9 Loué sois-tu, mon Seigneur, pour sœur notre mère la Terre,
qui nous porte et nous nourrit,
qui produit la diversité des fruits,
avec les fleurs diaprées et les herbes.
10 Loué sois-tu, mon Seigneur, pour ceux qui pardonnent par amour pour toi ;
qui supportent épreuves et maladies :
11 heureux s’ils conservent la paix,
car par toi, le Très-Haut, ils seront couronnés.  
12 Loué sois-tu, mon Seigneur,
pour notre sœur la Mort corporelle,
à qui nul homme vivant ne peut échapper.
13 Malheur à ceux qui meurent en péché mortel ;
Heureux ceux qu’elle surprendra faisant ta volonté, car la seconde mort ne pourra leur nuire.  
14Louez et bénissez mon Seigneur,
rendez-lui grâce et servez-le
en toute humilité !

Quel est le contexte dans lequel François écrit ce cantique ? Il ne s’agit aucunement d’un chant de louange sortant de manière spontanée du cœur de François au cours d’une belle promenade automnale. C’est même rigoureusement l’inverse.  François a alors 44 ans, sa santé est complètement ruinée… Il ne lui reste même pas deux ans à vivre. Il vient d’être marqué, en sa chair, des stigmates, les marques de la passion du Christ. « Il était devenu ce qu’il n’avait cessé de contempler : un être transpercé. »

Il avait demandé à se faire transporter au Monastère de Saint-Damien, auprès de Claire et de ses Sœurs. Mais cette simple visite s’est transformée, par la force des choses, en un long confinement forcé par la maladie… Depuis qu’il était revenu d’Orient rencontrer le sultan d’Égypte, François souffrait d’une maladie des yeux : une ophtalmie purulente. L’ophtalmie purulente est une affection des tissus de l’œil, qui produit du pus et qui rend la lumière du jour difficilement supportable, voire totalement insupportable. Le mal s’est aggravé et François est devenu pratiquement aveugle. Il était, en outre, torturé par des maux de tête d’une extrême violence. Un homme à plat, en confinement forcé, dans une petite maison attenante au Monastère de Sœur Claire, plus précisément dans une petite chambre obscure, sans pouvoir supporter ni la lumière du soleil pendant le jour ni la lumière du feu, pendant la nuit : telle est alors la situation de François. Il ne peut pas dormir ni même se reposer tant il souffre… et par-dessus le marché, la chambre dans laquelle il se trouve est infestée de souris qui ne cessent de l’embêter et qui lui courent dessus… Souffrances physiques, souffrances morales également, causée par le souci que se faisait François pour les nombreux frères de l’Ordre qu’il avait fondé (à sa mort, ils sont entre 3000 et 5000)… Il a fallu organiser l’Ordre… On ne vit pas à 12 Frères comme à 5000 ! Certains ne voulaient pas forcément partager et vivre la simplicité des premiers Frères. Et il a pu arriver qu’il y ait, chez l’un ou chez l’autre, une certaine attirance pour le prestige, pour la puissance : c’était là rigoureusement l’inverse de l’idéal évangélique vécu et voulu par François… Peut-être François a-t-il eu le sentiment d’un échec, le sentiment que tout s’effondrait… D’ailleurs, pour le premier stigmatisé reconnu dans l’histoire de l’Église, pour le saint dont un des premiers biographes a pu dire qu’il était « un autre Christ », pour cet homme sanctifié au point de reproduire en sa chair les marques de la Passion, pouvait-il en être autrement ? Jésus Lui-même n’a-t-il pas été habité par un certain sentiment de déréliction : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » (Mc 15, 34)

Et il arrive que, lors d’une nuit de grande souffrance, une nuit d’insomnie, François, à bout, demande au Seigneur de le prendre en pitié. François n’en peut plus. Et c’est alors, au cœur de cette nuit profonde, que François entend une voix intérieure qui lui dit : « Frère, réjouis-toi bien et exulte dans tes maladies et tribulations car désormais tu dois te sentir en sécurité, comme si tu étais déjà dans mon Royaume. » Et nous lisons dans une des sources primitives : « Se levant le matin, il dit à ses compagnons : […] ‘Je dois beaucoup me réjouir, dorénavant, dans mes maladies et mes tribulations, puiser mon réconfort dans le Seigneur et toujours rendre grâces à Dieu le Père, à son Fils unique notre Seigneur Jésus Christ et à l’Esprit Saint de m’avoir accordé tant de grâce et de bénédiction ; car alors que je suis encore vivant dans la chair, par sa miséricorde il m’a jugé digne, moi son indigne petit serviteur, de recevoir la certitude d’avoir part au Royaume. Aussi, en vue de sa louange, de notre consolation et de l’édification du prochain, je veux faire une nouvelle louange du Seigneur sur ses créatures dont nous usons chaque jour, sans lesquelles nous ne pouvons vivre et en lesquelles le genre humain offense beaucoup le Créateur. Chaque jour nous sommes ingrats face à tant de grâces, car nous n’en louons pas comme nous le devrions notre Créateur et dispensateur de tous biens.’

S’asseyant, il se mit à méditer, puis à dire : ‘Très haut, tout-puissant, bon Seigneur’ ; il fit un chant sur ces paroles et l’enseigna à ses compagnons pour qu’ils le disent. […] »

[…] il disait : ‘Le matin, au lever du soleil, tout homme devrait louer Dieu qui l’a créé, car par lui, de jour, les yeux sont éclairés. Le soir, à la tombée de la nuit, tout homme devrait louer Dieu pour cette autre créature qu’est le Feu, car par lui, de nuit, nos yeux sont éclairés.’ Et il ajoutait : ‘Nous sommes tous comme des aveugles et c’est par ces deux créatures que le Seigneur éclaire nos yeux. Aussi, pour celles-ci et pour toutes ses autres créatures dont nous usons chaque jour, devons-nous toujours louer particulièrement le glorieux Créateur lui-même.’ Qu’il soit en bonne santé ou malade, lui-même le fit et continua de le faire avec joie et il exhortait volontiers les autres à louer le Seigneur. De plus, lorsqu’il était terrassé par la maladie, lui-même entonnait les Louanges du Seigneur et les faisait ensuite chanter par ses compagnons, afin de pouvoir oublier, dans la méditation de la louange du Seigneur, l’âpreté de ses douleurs et de ses maladies. Ainsi fit-il jusqu’au jour de sa mort. »[11]

Au sujet de François et de son Cantique des créatures, le frère Éloi Leclerc écrit : « Cet homme qui portait dans sa chair les plaies du Christ chantait la fraternité du soleil, des étoiles, du vent, de l’eau, du feu et de la terre. Jamais pareille rencontre ne s’était produite entre la nuit des grands dépouillements et la splendeur du monde, entre la croix et le soleil.

Ce chant qui célébrait les noces du ciel et de la terre était, en vérité, le chant de l’homme nouveau, touché par la gloire de Dieu. C’était le chant de l’homme réconcilié, sauvé. »

François, dans ce Cantique, nous fait découvrir la fonction sacerdotale de l’homme. François, l’homme sacerdotal… qu’est-ce que ceci signifie ? François n’a jamais été ordonné prêtre. Ceci signifie simplement que François « prête son intelligence et sa voix à l’univers pour rendre grâce au Créateur et exprimer sa finalité : ‘Tout est à vous ; mais vous êtes au Christ et le Christ est à Dieu. 

La question qui se pose à nous est la suivante : savons-nous encore rendre grâce au Créateur pour les créatures que nous sommes, pour celles qui nous entourent, pour la création ? Savons-nous recevoir la création comme un don de Dieu, don que le Seigneur nous confie pour que nous en prenions soin, pour que nous la fassions fructifier ?

Et pour François, Dieu est bon… Mais Il est aussi… beau ! Savons-nous reconnaître la bonté et la beauté intrinsèques de chaque élément créé, savons-nous avoir ce regard sur la création, qui est d’abord un regard d’émerveillement, avant d’être un regard utilitaire ? Pour François aussi, la création était utile… Tout a été créé pour l’homme, pour le bien de l’homme, en vue de l’homme. Mais il avait un respect infini de ce qu’il considérait comme un don de Dieu dont l’homme est l’intendant. François avait une conscience aiguë du fait que toutes les créatures sont sorties de la main de Dieu. Pourquoi appelle-t-il les créatures du nom de « sœur » ou de « frère » ? C’est qu’il a vivement conscience du fait que toute créature procède de l’amour et de la bienveillance de Dieu. François le sait : au principe, à l’origine de toute créature, il y a la tendresse paternelle, créatrice de Dieu. Saint Bonaventure, qui est un grand théologien mais qui est aussi un grand biographe de François écrit : « À force de remonter à l’origine première de toutes choses, il avait conçu, pour elles toutes, une amitié débordante et appelait frères et sœurs les créatures même les plus petites car il savait qu’elles et lui procédaient du même et unique principe. » Vous voyez ce mouvement qui traverse tout le Cantique : tout part du Très-Haut, nous conduit à la réconciliation avec toute créature, avec tout homme (c’est la strophe sur le pardon), à l’acceptation de la mort corporelle, comme une sœur, car pour François, qui a tellement conscience qu’il vient de Dieu, qu’il retourne à Dieu et que sa vie sur terre est un pèlerinage pour, librement, consentir au don de l’amour de Dieu… qu’est-ce que la mort, sinon le lieu de l’offrande définitive et sans retour de sa personne à son Seigneur ?

Concernant le Cantique lui-même – nous pourrions y passer une retraite entière – j’attirerai simplement l’attention sur quelques éléments sur lesquels vous pourrez méditer. D’abord, vous constaterez que le Cantique commence par l’évocation du Très-haut et qu’il s’achève par le mot « humilité ». Tout vient du Très-Haut… François reçoit tout du Seigneur… Couramment, François est appelé le « poverello », le petit pauvre… et, en fait, cela vous paraîtra peut-être surprenant, mais la Règle de l’Ordre des Frères Mineurs commence ainsi : « La Règle et la vie des Frères Mineurs est celle-ci : observer le Saint évangile de notre Seigneur Jésus-Christ, en vivant dans l’obéissance, sans rien en propre et dans la chasteté. » Vous constaterez qu’il n’y a pas de vœu de pauvreté… Il en va de même pour les Clarisses : notre Règle commence de la même manière : « La forme de vie de l’Ordre des Sœurs Pauvres, que le bienheureux François institua, est celle-ci : observer le saint Évangile de notre Seigneur Jésus-Christ, en vivant dans l’obéissance, sans rien en propre, et dans la chasteté. » Arrêtons-nous un instant sur l’expression « sans rien en propre ». Vous savez que certaines dérives langagières en disent long sur nos mentalités. Il est un verbe qui, depuis quelques années, est fort utilisé, même dans les cercles ecclésiaux : « s’approprier ». S’il y a des enseignants parmi vous, ils savent bien que l’appropriation est une notion dominante aujourd’hui dans le domaine de l’éducation et de l’apprentissage : dans le domaine de la didactique il s’agit de mettre en œuvre des méthodes qui visent à ce que l’apprenant (l’élève, le collégien, le lycéen, l’étudiant…) puisse « s’approprier » des contenus d’enseignement, puisse « s’approprier » des savoirs, puisse « s’approprier » des savoir-faire, puisse « s’approprier » des savoir-être. Aujourd’hui, nous parlons même assez couramment de « s’approprier » la Parole de Dieu… Chacun comprend bien ce que ceci veut signifier et l’utilisation de cette expression est bien souvent innocente. Mais, comme le souligne J. Dalarun : « la formulation n’est pas inoffensive, du moment où elle se met implicitement à la remorque des ressorts d’une société, la nôtre, qui ne cesse d’inciter à des appropriations réelles ou symboliques. Faut-il vraiment que l’accès au savoir soit conçu comme une accession à la propriété ? 

  Le premier mouvement de l’apprentissage procède, bien souvent, non pas tant d’une appropriation que d’une désappropriation, en particulier des apparences ou des idées reçues : pour admettre que la terre tourne autour du soleil et non l’inverse, il faut d’abord se déprendre de l’illusion contraire, induite par la rotation de la terre sur elle-même – et cette révolution-là ne se fit pas en un jour. S’approprier l’espace ? Combien de guerres cette pulsion nous a-t-elle valu ? Quant à l’idée de s’approprier le langage, elle atteint les limites de l’absurdité, puisqu’il n’est de langage que s’il permet l’échange, donc s’il est commun, partagé avec autrui et non pas détenu en propre. »[14]

François nous apprend à vivre « sans rien en propre ». « Tout est à vous mais vous êtes au Christ et le Christ est à Dieu » (1 Co 3, 22-23) aurait pu être sa devise. Pour François, Dieu est le souverain Bien, le Bien total, le Bien absolu. Tout vient de Lui, tout Lui appartient. François, comme Paul avant lui, a pu se poser la question : « Qu’as-tu que tu n’aies reçu ? » (1 Co 4, 6) Tout est à Dieu : je lui appartiens, les personnes que j’aime lui appartiennent à Lui, pas à moi, mes propres « biens » également… Pour François, nous ne possédons qu’une chose en propre, c’est notre péché, parce que le péché ne trouve pas son origine en Dieu mais dans notre humaine blessée. Et comment est-ce que François répond à l’immense bonté de Dieu ? Il invite tous ses Frères à reconnaître les bienfaits de Dieu et à y répondre par la louange, d’une part, Dieu est, cela suffit… et par l’action de grâce, d’autre part. En outre, « il les exhorte à se désapproprier de tous les biens et à en restituer la propriété au Père de Jésus Christ : ‘Et tous les biens, rendons-les au Seigneur Dieu très haut et souverain, et reconnaissons que tous les biens sont à lui et rendons lui grâces de tout, à lui dont tous les biens procèdent.’ »

Dans le Cantique des créatures, il est une traduction qui s’écarte quelque peu de la traduction habituelle (en ombrien médiéval, la préposition per pourrait être traduite par « par ») : « loué sois-tu, mon Seigneur, par sœur Lune, par frère Vent, etc. » et non pas pour. Bien sûr que, déjà dans la Bible, nous avons cette thématique de l’être humain appelé à être le chantre de la création mais ici, ce qui est premier, c’est la mise en avant de la bonté et de la beauté propres à chaque créature, bonté et beauté qui sont un reflet de la bonté, de la beauté, de l’amour, de la grandeur du Créateur[17]. De manière très simple, posons-nous la question, à nous qui vivons au 21ème siècle, dans un monde que nous ne renions pas, qui a ses beautés, qui a aussi ses travers… dans un monde ultra-technologique où le risque est grand de perdre la capacité à s’émerveiller du Créateur devant la création, devant les créatures… Avons-nous encore une âme de pauvre qui sait rendre grâce à Dieu pour les biens qu’Il nous confie ? Avons-nous encore une âme de pauvre qui sait aller de l’avant quand tout va bien comme quand tout va mal, mue par l’espérance du salut, l’espérance du Royaume ? Dieu nous a fait l’honneur de nous offrir une création qui est à continuer avec Lui, qui est le lieu de notre salut.

J’ai évoqué les circonstances douloureuses de la rédaction du Cantique des créatures et je pense que vous aurez bien compris François n’est pas du tout le doux rêveur d’un monde idyllique où tout va bien… La vision de François est celle « d’un monde en travail de réconciliation, en gestation, qui souffre les douleurs d’un enfantement, libéré et animé par l’amour du Christ sauveur. 

Chez François, le mystère du salut, de la rédemption, éclaire et donne sens à sa vision de la création. Sa fraternité cosmique n’est pas le fruit d’une nostalgie, d’une innocence première perdue mais une espérance prophétique, celle ‘des cieux nouveaux et de la terre nouvelle’ dont le Christ ressuscité est le Premier-né . François a parfaitement conscience que l’homme est le premier collaborateur que Dieu a choisi pour parfaire sa création, qui crie encore dans les douleurs de l’enfantement. « Si nous sommes solidaires de notre univers qui nous nourrit, que nous respirons, c’est par l’homme que cette puissance [parfois] aveugle devient, peu à peu, offrande, action de grâce et louange. Dieu n’est pas une puissance magique. [Ce n’est] une puissance efficace que si l’homme en est le récepteur. Là où il n’y a pas d’amour, Dieu n’agit pas. Il est toujours présent au-dedans de l’homme pour agir, encore faut-il que l’homme rejoigne ce dedans de lui-même. Dieu ne peut agir que selon notre degré d’ouverture à son Esprit. »[19]

En conclusion… J’ai la grâce de ne pas avoir de conclusion à faire ! En effet, alors que je préparais ce partage, j’apprenais, comme vous sans doute, que le pape François se rendrait à Assise, le 3 octobre prochain, en la veille de la solennité de saint François, pour y célébrer l’Eucharistie au tombeau de saint François, Eucharistie à l’issue de laquelle il signera sa troisième encyclique, intitulée « Tous Frères ». Comme l’exprimait l’évêque d’Assise, Mgr Sorrentino, « Alors que le monde souffre d’une pandémie qui met tant de peuples en difficulté et nous fait nous sentir frères dans la douleur, nous ne pouvons que ressentir le besoin de devenir avant tout des frères dans l’amour. […] Ce geste du pape François nous donne un nouveau courage et une nouvelle force pour ‘redémarrer’ au nom de la fraternité qui nous unit tous. » Puissions-nous, avec saint François, avec le pape François, redécouvrir cette simple fraternité cosmique qui nous donne de reconnaître que tout vient du Seigneur et que tout est pour Lui, par Lui, en Lui ! Et puissions-nous tenir, avec fidélité, notre poste d’intendants des mystères de sa création qui gémit dans les douleurs de l’enfantement et qui attend, avec impatience, la révélation des fils de Dieu ! (Rm 8, 19)   

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