Pain de vie – regard chrétien sur un rite brahmane

2 Mai 2020

Sous le titre Bhairavsthan le père Yann Vagneux , prêtre des Missions Etrangères de Paris en mission en Inde et au Népal nous offre une méditation sur le pain de vie et la manifestation de Dieu en terre de mission.

Bhairavsthan

          C’était quelques jours avant la Fête-Dieu. Mon ami Ashutosh Tripathi m’avait donné rendez-vous à Srinagar Danda, sur les hauteurs où, le 10 avril 1950, Maurice Herzog avait contemplé pour la première fois les Annapurnas. De là, nous quittâmes les derniers faubourgs de Tansen et, durant neuf kilomètres, nous marchâmes sur la ligne de crête jusqu’au temple de Bhairavsthan vers lequel se pressaient déjà d’autres pèlerins. Avant de pénétrer dans son parvis, nous nous arrêtâmes à une petite échoppe pour acheter un rot,large galette cuite dans l’huile. Quand ils se rendent au temple, les hindous apportent toujours des offrandes à la divinité – généralement des guirlandes de fleurs et des noix de coco. La particularité du sanctuaire népalais est d’offrir du pain à Bhairav, manifestation farouche de Shiva qui protège les habitants de la région. Pendant qu’il attendait pour entrer dans le sanctuaire, je contemplais mon ami brahmane tenant religieusement le plateau dans lequel se trouvait le rot et je pensais à la lecture du dimanche suivant : « En ces jours-là, Melchisédech, roi de Salem, fit apporter du pain et du vin : il était prêtre du Dieu très-haut » (Gn 14, 18).

          Quand il parvint devant l’effigie terrifiante de Bhairav, Ashutosh remit à l’officiant la galette de blé. Celui-ci en préleva le centre pour l’offrir à la divinité et rendit à mon ami le rot évidé. C’était le précieux prasad que Shiva avait rempli de sa bénédiction en posant sur lui son regard bienveillant. C’était le prasad qu’il fallait manger pour accueillir en son plus intime la grâce divine. Une antique Upanishad dit du Brahman – l’Absolu – que : « La nourriture est Brahman. De la nourriture, les êtres naissent. Par la nourriture, ils croissent. Dans la nourriture, ils entrent quand ils meurent »[1]. Splendide image du plus quotidien transfiguré par le plus divin pour exprimer notre destination ultime car la manducation du prasad participe à la grande divinisation du cosmos. On croirait ici entendre le vieil Augustin : « Je suis la nourriture des forts : croîs et tu me mangeras. Tu ne me changeras pas en toi comme la nourriture de ton corps, mais c’est toi qui seras changé en moi »[2]. Combien la conception que les hindous se font du prasad est saisissante, tout comme le regard si naturel qu’ils posent sur les fidèles chrétiens recevant l’eucharistie !

          Puis, nous nous remîmes en route à travers les collines. En chemin, Ashutosh partagea le rot en plusieurs morceaux qu’il s’empressa ensuite de distribuer à ses amis et à sa famille. La joie de mon ami était palpable et tous reçurent le prasad avec grande vénération. En silence, je le regardais accomplir les mêmes gestes que je répète chaque jour dans la célébration de la messe. Je me rappelais aussi une parole d’Henri Le Saux à son disciple : « Tout ce qui est reçu est donné pour être donné. Le pain eucharistique indéfiniment rompu et re-rompu jusqu’à ce que tous aient mangé à leur faim »[3].

          Dans cette Fête-Dieu par anticipation que, sans le savoir, me faisait vivre Ashutosh, je pouvais, comme chrétien, plonger un regard plus profond qui découvrait sous les humbles espèces de l’offrande à Bhairav comme un mystérieux reflet du Christ qui n’a pas eu peur d’avoir jusqu’au bout partie liée avec notre pain quotidien. En effet, le Sauveur né à Bethléem – littéralement, « la maison du pain » – a explicité sa venue parmi nous avec l’image de ce qui est le plus familier à nos tables – au moins pour une grande partie de l’humanité : « Amen, amen, je vous le dis : […] c’est mon Père qui vous donne le vrai pain venu du ciel. Car le pain de Dieu, c’est celui qui descend du ciel et qui donne la vie au monde » (Jn 6, 32-33). Puis, quand vint l’heure du plus grand amour et qu’il voulut faire comprendre que « sa vie, nul ne la prenait mais c’est lui qui la donnait librement » (Jn 10, 18), Jésus recourut encore au pain, le rompit et le partagea à ses disciples – geste merveilleusement banal du père de famille mais qui, dans l’offrande de ce soir-là, était revêtu d’une signification bouleversante : « Le pain que je donnerai, c’est ma chair, donnée pour la vie du monde » (Jn 6, 51). Et finalement, c’est dans le même pain, que mon grand-père ne coupait jamais avant de l’avoir signé d’une petite croix, que le Sauveur a voulu sacramentellement demeurer « avec nous pour toujours jusqu’à la fin des temps » (Mt 28, 20) pour, qu’en le mangeant, il nous entraîne dans son éternité : « Je suis le pain vivant, qui est descendu du ciel : si quelqu’un mange de ce pain, il vivra éternellement » (Jn 6, 51). Le quotidien devenu ici l’infiniment divin. L’infiniment divin devenu quotidien dans la gloire de sa simplicité. J’entends ici ma grand-mère réprimander les enfants que nous étions si, par mégarde, nous laissions tomber des miettes à terre… Maintenant que l’enfant a grandi et qu’il est devenu prêtre, l’envie lui prend souvent de délaisser les hosties surfines qui ont envahi les églises au Moyen-Age pour retrouver les antiques pains sans levain qui sentent bon le four tout chaud. Peut-être est-ce cette simplicité du manger et boire que nous avons à dommage perdue au fil du temps – la matérialité si concrète de la religion de l’Incarnation : « Celui qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi, et moi, je demeure en lui » (Jn 6, 56).

Désormais, la Fête-Dieu aura pour moi le visage d’Ashutosh. Je me souviendrai de lui portant plein de respect les morceaux de rot sur la route de Tansen, quand j’entendrai les somptueuses paroles que Thomas d’Aquin écrivit pour cette solennité :

Ecce panis angelorum

factus cibus viatorum,

vere Panis filiorum

non mittendis canibus.

Le voici, le pain des anges,

il est le pain de l’homme en route

Le vrai pain des enfants de Dieu,

qu’on ne peut jeter aux chiens.[4]

          Et quand l’on chantera le Panis angelicus, je reverrai mon ami partageant à ses proches le pain de Bhairavsthan avec la même joie que le Christ à sa dernière Cène :

Panis angelicus fit panis hominum

dat panis caelicus figuris terminum

O res mirabilis manducat Dominum

pauper, servus et humilis.

Le pain des anges devient le pain des hommes.

Le pain du ciel met un terme aux figures.

Ô chose admirable ! Il mange son Seigneur

Le pauvre, le serviteur, le petit.[5]

Yann Vagneux

Paris, avril 2020


[1] Taittiriya Upanishad III, 2, 1: « annaṃ brahmeti vyajānāt annāddhyeva khalvimāni bhutāni jāyante annena jātāni jīvanti annaṃ prayantyabhisaṃviśantīti ».

[2] Augustin d’Hippone,  Confessions, VII, X, 2 : « cibus sum grandium: cresce et manducabis me. Nec tu me in te mutabis sicut cibum carnis tuae, sed tu mutaberis in me ».

[3] Lettre d’Henri Le Saux à Marc Chaduc du 20 juin 1972. Cf. J. Stuart, Le bénédictin et le grand éveil, Adrien Maisonneuve, Paris, 1999, p. 278.

[4] Thomas d’Aquin, Lauda Sion

[5] Thomas d’Aquin, Sacris Solemmiis.

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