19e dimanche T.O
Jubilé du père Pierre Jartoux, jésuite (1669-1720),
Messe célébrée à Embrun, 05.
1 R 19, 9a.11-13a; Ps : 84, 9ab.10, 11-12, 13-14; Rm 9, 1-5; Mt 14, 22-33
Passeurs de culture pour l’annonce de l’évangile, voilà comment on pourrait désigner les jésuites partis pour la grande aventure de la Chine. Confiants dans l’intelligence humaine, dans la capacité de la raison à juger du vrai et du bien, ces hommes de foi intrépides étaient le plus souvent des savants remarquablement formés qui mirent leur savoir au service de l’évangélisation. Ce fut le cas du père Jartoux, né dans la vallée de la Durance et mort à Pékin, après avoir sillonné, pour le cartographier, l’immense empire du milieu. Dans les quelques lettres que nous avons conservées de lui, nulle trace d’une activité pastorale, si l’on excepte la description qu’il nous fait de l’église édifiée dans la cité interdite et d’une “soupe populaire” distribuée aux plus pauvres. Le père Jartoux est aujourd’hui surtout connu par les amateurs de médecines lointaines, c’est en effet à lui que nous devons la première description du ginseng, plante aux nombreuses vertus. Les pères des M.E.P. Delavay, dans la province du Yunnan, Monbeig, au Tibet, furent des botanistes correspondants du muséum d’histoire naturelle. Le Père Armand David, Lazariste au Sichuan, nous laissa la première description du panda, l’animal emblématique de la Chine. Le Père Jartoux naquit au XVII ème siècle, grand siècle, non seulement parcequ’il fut celui de Louis XIV, mais surtout parce qu’il fut celui du Pape Alexandre VII qui donna ses instructions aux fondateurs des Missions Étrangères les invitant à respecter les coutumes locales et à dialoguer avec les cultures. L’enseignement, les recherches, la façon de faire de ces missionnaires nous interpellent alors que l’urgence de la nouvelle évangélisation nous appelle. Comment rejoindre les hommes de notre temps, comment entrer en dialogue et cheminer ensemble vers le Père ? Voilà la question que se posait déjà, il y a bien longtemps, le prophète Elie, la question que se posa Paul, confronté à son échec de l’annonce du Christ à ses frères juifs, que se posera aussi Pierre, parcourant la méditerranée pour annoncer la Bonne Nouvelle. Il n’y a pas de recette magique, pas de solution clef en main. Cela, les missionnaires de Chine l’avaient bien compris. Une seule certitude : Dieu cherche l’homme. Et pour cela, il a besoin que des hommes, libres de toute attache, se laissent appeler par le grand vent de la mission. Les chemins de l’évangélisation passèrent par le partage des découvertes scientifiques de l’Occident avec un Orient assoiffé de savoir au XVIIIe siècle. A nous d’inventer les chemins du XXIe siècle sans nous laisser décourager. A notre vieille Europe tentée de se coucher comme Elie et de dire : “Seigneur, c’en est trop ! Reprends ma vie : je ne vaux pas mieux que mes pères.” (1 R 19,4), Dieu offre une nouvelle chance. Il nous attend à la porte de la caverne, il vient à notre rencontre, et cette rencontre est toujours pour nous un moment de relèvement et un envoi en mission.
Dieu à notre rencontre
Elie dans sa caverne ou Pierre dans sa barque, voilà des hommes qui pouvaient penser être en lieux sûrs, protégés des tempêtes de la vie ! Mais Dieu qui cherche l’homme depuis la création du monde ne peut accepter de nous voir nous cacher. Notre foi est imparfaite, mais elle ne nous dispense pas d’agir. La foi balbutiante de Pierre a cru reconnaître Jésus dans la forme qui s’avance sur l’eau déchaînée. Alors qu’il commence lui aussi à marcher sur les eaux, la peur le gagne, comme elle a gagné Elie confronté à la haine de Jézabel. Il s’enfonce, prêt à se noyer. A Pierre, Jésus dira “Homme de peu de foi” car, évidemment, Pierre a la foi, comme Elie, comme Paul, mais une foi fragile, vacillante, incertaine, semblable à la nôtre parfois ! Reconnaissons à Pierre le courage de s’être lancé, de s’être jeté à l’eau, au plus fort de la nuit, dans la tempête. Reconnaissons à Elie le courage d’avoir affronté les prêtres de Baal, de les avoir défiés, puis d’avoir quitté la caverne où il était en sécurité pour attendre la rencontre promise avec Dieu. Reconnaissons au père Jartoux et aux missionnaires, d’avoir eu le courage de partir vers l’inconnu, de risquer leur vie, de se faire inventif au service de l’annonce de l’Evangile, d’avoir dialogué avec la culture de leur temps, les populations qui les environnaient, d’avoir étudié les langues des minorités ethniques, d’avoir écrit des grammaires de ces langues, d’avoir scolarisé leurs enfants, d’avoir donné leur dignité à ces minorités considérées comme des sauvages par les Han. Aujourd’hui il faut nous lever. Notre foi ne peut pas se réduire à une opinion, à un discours théorique. Elle exige de nous des engagements concrets, elle exige que nous acceptions de nous “mouiller”, de nous compromettre. Rester dans la barque ou dans la caverne, c’est se condamner et c’est, plus grave encore sans doute, condamner notre Eglise à un immobilisme mortifère. Dieu attend de nous le geste, la parole, l’acte qui ouvrent la voie pour la grâce. Ce geste, cet acte, cette parole, passent peut-être par l’approche qui fut celle des jésuites en Chine : dialoguer pour, pas à pas, avec patience, (cette patience dont Dieu a fait preuve avec Elie, dont Jésus a témoigné à ses disciples), faire découvrir à nos frères la bonté de Dieu. La force du message de l’évangile, c’est son absolue nouveauté. Sous quelque latitude que ce soit, à n’importe quelle époque, l’évangile interpelle notre façon de vivre.. Est-il plus difficile d’adhérer au Christ à un Chinois du XVIII ème siècle qu’à un juif contemporain de Paul, qu’à notre voisin de rue ou notre compagnon de travail ? Ce n’est pas certain. La révélation évangélique a ceci de particulier, d’unique, qu’elle vient nous saisir à rebours de nos certitudes, de nos zones de confort, de notre vision de Dieu. Dieu s’est fait homme. Il est venu habiter parmi les hommes pour nous ouvrir, par sa mort et sa résurrection les portes du royaume, cette révélation est tellement inouïe qu’elle bouscule les hommes de toutes les époques, partout où elle est annoncée. Si tel n’est pas le cas, c’est que nous ne connaissons pas assez Dieu qui veut nous sauver et sauver tous les hommes. Il nous faut alors prendre le temps de la rencontre.
Dieu nous envoie
Pierre lui-même, celui à qui Jésus donnera les clefs du Royaume, Pierre lui-même n’avait pas bien compris. Pas plus que Paul ou Elie. Cela nous rassure, mais cela ne doit pas nous dispenser de nous mettre en route. Car Dieu nous attend, Dieu nous envoie. Et il y a urgence. C’est au moment où Pierre s’enfonce dans les eaux profondes, au moment où Paul comprend qu’il ne convertira pas tous ses frères juifs, au moment aussi où Elie déclare “je ne vaux pas mieux que mes pères”, c’est dans ces moments de vérité, d’authenticité, de nudité, que Dieu vient à nous pour nous tendre la main qui sauve. Les prêtres de Baal pensaient qu’il est possible à l’homme de se sauver lui-même en faisant quelques sacrifices d’animaux. Aujourd’hui, certains limitent leur foi à la science, au progrès technologique. Le scientisme du XIXème siècle n’a pas disparu. Aujourd’hui, n’est-ce pas notre société qui sombre dans les eaux profondes du lac ? L’homme contemporain peut-il se sauver tout seul ?Comme Pierre, osons dire, osons crier “Seigneur, Sauve-moi!” pour que la main de Dieu se tende vers nous, pour que le salut nous atteigne, pour que le pardon et la miséricorde de Dieu transforment nos vies. Si Pierre est un modèle incomparable pour nous c’est parce qu’il n’était pas vraiment un athlète de la foi ! Il a eu besoin, tout au long de sa vie, d’être conforté, relevé, pardonné, et finalement renvoyé en mission vers ses frères. Il a fait le tour de toutes ses faiblesses, lui capable de confesser Jésus, Christ et Seigneur, et capable aussi de le renier par trois fois, avant de le confesser à nouveau, dans le repentir. Ce pardon, Dieu nous l’offre à chaque instant en Eglise. Il nous l’offre pour que, relevés, nous allions travailler à la vigne du Seigneur, dans le grand champ à moissonner. Pour que la barque qu’est l’Eglise avance, il faut l’audace de Pierre qui se jette à l’eau, sa lucidité lorsqu’il reconnaît sa faiblesse et son péché, son humilité lorsque, pardonné, il pleure. C’est ce même Pierre qui repart fortifier ses frères et annoncer l’Evangile.
Si nous voulons, à la suite de Pierre, de tant d’autres, du Père Jartoux, prendre le chemin de la mission, il faut quitter notre confort, explorer d’autres rives, monter dans la barque malgré la tempête. L’urgence de la mission nous presse. N’ayons pas peur du temps présent, l’actualité, les événements du monde ne sont ni pires, ni meilleurs qu’ils ne l’étaient autrefois. La beauté de notre vocation baptismale est de nous mettre en marche afin de tracer pour nos frères un chemin d’espérance.
+ Georges Colomb
Évêque de La Rochelle et Saintes