“Le temps qui nous est donné…” Voici le texte d’un méditation que nous offre Sœur Marie-Stéphane, abbesse du couvent des Clarisses de Nieul sur Mer.
RÉFLEXIONS D’UNE SŒUR CLARISSE EN TEMPS DE CONFINEMENT
Chacun le sait, chacun l’expérimente, d’une manière ou d’une autre, dans sa propre chair : ce temps que nous vivons est un temps inédit, pour le moins singulier, une période importante, sans doute charnière, de l’histoire de notre humanité. Notre monde est malade et les causes du mal profond qui l’affecte sont complexes et multiples.
Quelles que soient la complexité et la multiplicité de ces causes, le fait est là : nous sommes en période de confinement. Et si nous mettions à profit ce temps qui nous est donné ? Oui… j’ai bien écrit « donné »… Nous avons tellement pris l’habitude de « prendre », qu’il nous est souvent devenu difficile d’accueillir ce qui nous est « donné »… Je me permettrai ici de m’appuyer sur l’expérience qui est la nôtre : comme moniales, nous sommes, en quelque sorte, « confinées » à vie au Monastère… la vie monastique, depuis saint Benoît, Père du monachisme occidental, jusqu’au pape François dans sa constitution apostolique adressée aux moniales, a toujours été définie comme une recherche de la Face de Dieu… « Les communautés de priants, et en particulier celles des contemplatifs, ‘qui, par leur séparation du monde, se trouvent plus intimement unis au Christ, cœur du monde’, ne proposent pas une réalisation plus parfaite de l’Évangile mais, en mettant en œuvre les exigences du Baptême, constituent une instance de discernement et de convocation au service de toute l’Église: signe qui montre un chemin, une recherche, en rappelant à tout le peuple de Dieu le sens premier et ultime de ce qu’il vit. »[1]
Ce confinement que le monde vit aujourd’hui, contraint pour beaucoup, peut devenir un temps de recherche de Dieu, un temps où nous pouvons avancer, alors que tout semble restreint, dans la vraie liberté des enfants de Dieu !
D’abord, il nous faut consentir au réel, l’accepter… non pour nous résigner mais pour le vivre, de manière libre. C’est Jésus qui nous enseigne le sens de la vraie liberté qui a été la sienne et qui peut devenir la nôtre, à sa suite. « Ma vie, nul ne la prend, mais c’est moi qui la donne. » (Jn 10, 18) Nul ne pouvait rien prendre à Jésus, car Il avait déjà tout donné… Avant qu’on ne Le dépouille de ses vêtements, Il avait lui-même déposé ses vêtements. (Jn 13, 4) Jésus n’a rien subi, Il ne s’est pas rebellé, Il a pu faire de tout une offrande au Père. Jésus, homme libre ! Ne subissons pas le confinement : vivons-le, acceptons-le comme un temps qui nous est donné, qui nous est offert… que nous n’aurions sans doute pas choisi… qui pourra avoir, peut-être, des conséquences graves sur notre vie personnelle, dans un avenir très proche… mais que nous pouvons accepter librement pour en tirer le meilleur profit.
Alors que les journées ne sont plus rythmées, pour ceux qui ne peuvent plus travailler, par les activités ordinaires (qui, pour beaucoup, se succèdent l’une après l’autre, en temps normal, à un rythme parfois effréné), il est important de continuer à structurer le temps, de manière sans doute plus souple que d’habitude, pour éviter de tomber dans une certaine oisiveté, toujours ennemie de l’âme ! Même pour ceux qui gardent un certain rythme lié aux impératifs de la vie quotidienne (enfants, travail ou télétravail), la structuration du temps est importante… Dans la vie contemplative, nous avons un horaire, très structuré… Celui-ci est une aide puissante qui nous évite de tomber dans l’ennui et de suivre nos penchants ou nos envies du moment, au lieu de suivre le Seigneur ! C’est également un moyen sûr pour sanctifier le temps, pour sanctifier nos vies, par la prière commune et la prière personnelle qui, l’une et l’autre, scandent nos journées. Le confinement peut être le moment, pour beaucoup, d’introduire des temps de prière dans leur journée… et de s’y tenir ! (lecture de la Parole de Dieu, temps d’oraison, participation, par la communion spirituelle, à une Eucharistie retransmise par la télévision, internet ou les réseaux sociaux, liturgie des heures). Beaucoup rêvent d’avoir les conditions idéales pour avoir – enfin ! – une vraie vie spirituelle (quand les enfants seront grands… quand nous serons à la retraite…) Mais les conditions idéales sont des conditions idéelles ! Elles n’arriveront jamais et c’est maintenant le moment favorable !
Le temps du confinement – ne le craignons pas ! – peut être vécu, à certains moments, comme un temps d’épreuve, un temps de purification, de discernement, de réorientation et de choix… Ne passons surtout pas à côté, en fuyant notre propre intériorité, en évitant soigneusement certaines questions existentielles, en passant de divertissement en divertissement (à ne pas confondre avec le loisir qui, bien vécu, est au service de notre humanisation). Acceptons de regarder, avec lucidité, certains choix que nous avons pu faire et qui – cela peut arriver – nous conduisent à une impasse. Acceptons de nous poser sous le regard aimant du Seigneur et de revenir à l’essentiel de nos vies d’hommes et de femmes : quelle est ma vocation et qu’en ai-je fait ? À quoi m’appelle le Seigneur aujourd’hui ? Revenons à notre commune vocation fondamentale, laconiquement exprimée par le Catéchisme de l’Église catholique : « La vocation de l’humanité est de manifester l’image de Dieu et d’être transformée à l’image du Fils unique du Père. Cette vocation revêt une forme personnelle, puisque chacun est appelé à entrer dans la béatitude divine… » Dans ma vie familiale, sociale, professionnelle… est-ce que je manifeste l’image de Dieu ? Est-ce que je vis conformément au Seigneur qui s’est manifesté et révélé en Jésus-Christ ? Si j’ai failli, le Seigneur, Lui, n’a jamais cessé de m’aimer… Il ne cesse pas non plus de m’appeler…
Fondamentalement, le confinement peut nous aider à réorienter nos désirs. Tous, nous avons des désirs… notre vie est mue par notre désir… Là où il n’y a plus de désir, il y a la mort… et nous sommes assoiffés de vie… Mais il peut arriver que certains désirs aient été désorientés… La surconsommation de biens matériels occulte souvent le « pôle ouvert à l’infini », selon l’expression d’un théologien, que seul le Seigneur est à même de combler… Certes, chacun aspire à avoir le nécessaire pour subvenir à ses besoins fondamentaux, pour avoir un certain accès à la culture et aux loisirs… et ceci est parfaitement légitime ! Mais trop de biens de consommation nous détournent de l’essentiel et peuvent entraîner un repli sur soi et une recherche égoïste de « toujours plus »… ainsi qu’une certaine anesthésie des consciences qui nous rend doucement – mais sûrement – amnésiques… nous faisant oublier que nous sommes tous liés les uns aux autres et responsables les uns des autres. « … si nous nous sentons intimement unis à tout ce qui existe, la sobriété et le souci de protection jailliront spontanément. La pauvreté et l’austérité de saint François n’étaient pas un ascétisme purement extérieur, mais quelque chose de plus radical : un renoncement à transformer la réalité en pur objet d’usage et de domination », écrivait le pape François dans son encyclique Laudato si’… Réapprenons à nous recevoir du Seigneur, comme un don ! Réapprenons à recevoir ceux et celles qui nous entourent, comme un don ! Réapprenons à recevoir tout ce que nous croyions jusqu’alors posséder, comme un don ! Réapprenons à contempler le Créateur dans la création ! Réapprenons que le temps appartient à Dieu et que notre vie nous est offerte, comme un grand pèlerinage, pour choisir librement d’accueillir et de vivre selon l’Amour de notre Dieu, Père Fils et Saint Esprit, source et terme de notre vie !
« … la création peut seulement être comprise comme un don qui surgit de la main ouverte du Père de tous, comme une réalité illuminée par l’amour qui nous appelle à une communion universelle », écrivait encore le pape François, dans la même encyclique. Le confinement peut aussi nous faire prendre davantage conscience de cette communion universelle qui nous lie les uns aux autres… c’est ce que nous appelons la communion des saints ! Cette communion ne nous lie pas seulement à nos plus proches, à ceux que nous aimons, à notre petit cercle familial ou amical. Elle nous lie aussi à ceux qui sont loin, à ceux à qui personne ne pense jamais… Elle ne nous lie pas qu’aux vivants mais elle nous lie aussi aux défunts ! Plus la vie du Christ circulera entre les membres de son Corps que nous sommes, plus elle rejoindra ceux qui en sont apparemment si éloignés… Nous pouvons prendre soin des autres, bien sûr, par les œuvres de charité (et il est souhaitable de manifester au dehors l’amour que nous avons au-dedans, pour paraphraser sainte Claire). Mais nous pouvons également prendre soin des autres en les portant dans notre prière… Le temps du confinement peut aussi nous aider à prendre davantage conscience de cette réalité fondamentale de nos vies baptismales : nous sommes responsables les uns des autres… Il ne s’agit pas forcément de ressasser les intentions du monde devant le Seigneur… Il s’agit surtout que le Christ habite en nos cœurs par la foi et que nous puissions être enracinés, fondés dans l’amour (cf. Ep 3, 17) ; il s’agit que le Seigneur puisse trouver, dans notre propre humanité, un lieu où puisse s’incarner Son amour… la prière va jusque-là !
Pour finir… Nombreux sont ceux qui sont convaincus que la pire des choses serait, lorsque viendra le moment du déconfinement, de repartir « comme avant »… Beaucoup pensent qu’un nouveau modèle de société va pouvoir émerger. Nous avons, bien sûr, le devoir de prier pour que ceux qui sont appelés à prendre des décisions écoutent la voix de leur conscience et agissent en conséquence. Mais n’attendons surtout pas que les décisions politiques, économiques, sociales, soient porteuses, par elles-mêmes, de nouveautés… La frontière entre le monde ancien et le monde nouveau – ce monde selon Dieu, auquel tous aspirent sans en avoir toujours conscience – est à l’intérieur du cœur de chacun… Dans son fameux discours au Collège des Bernardins, lors de sa visite en France en 2008, le pape Benoît XVI osait affirmer : « Ce qui a fondé la culture de l’Europe, la recherche de Dieu et la disponibilité à L’écouter, demeure aujourd’hui encore le fondement de toute culture véritable. » Alors que nous sommes tous capables d’appliquer les mesures barrière pour nous protéger du Covid-19, protégeons notre humanité en ouvrant au large notre cœur à la présence agissante du Seigneur… Recherchons Le et soyons disponibles pour écouter ce qu’Il a à nous dire, profitons de ce grand silence, car Dieu ne s’impose pas et parlera toujours à voix basse… Qu’Il soit libre d’agir en nous, à travers nous… « L’obéissance ne contredit pas la liberté quand c’est l’Infini qui commande », écrivait Emmanuel Lévinas. Si Jésus est venu parmi nous pour que les hommes aient la Vie, et qu’ils l’aient en abondance, laissons cette Vie irriguer la nôtre et, ce faisant, faire toutes choses nouvelles en notre humanité !
Sœur Marie-Stéphane, Abbesse osc
Le Rameau de Nieul-sur-Mer,
Monastère-Ermitage des Clarisses
2 Avenue de La Rochelle
17137 NIEUL-SUR-MER
[1] Pape François, Exhortation apostolique Vultum Dei quaerere (La recherche du Visage de Dieu)sur la vie contemplative féminine, §4.