Les obsèques en temps d’épidémie
FAUT-IL LAISSER LES MORTS ENTERRER LES MORTS ?
Depuis que l’homme est homme
La crise sanitaire exceptionnelle dans laquelle nous sommes plongés aura des conséquences multiples, que pour l’essentiel nous ne mesurons pas encore. Mais déjà, il apparaît clairement que les restrictions mises à la célébration des obsèques seront la source de blessures profondes. Il y a la peine, la colère, voire l’incompréhension du moment. Et puis il y a la mémoire durablement perturbée par le fait de n’avoir pas pu être là pour un dernier adieu, pire encore quand il n’y aura pas eu d’adieu du tout, faute de possibilité de célébrer quelque rite que ce soit.
De nombreuses voix s’élèvent déjà pour dire la gravité de ce qui est en jeu : psychologues, psychiatres et sociologues multiplient les chroniques pour rappeler que les rites funéraires existent depuis que l’homme est homme, qu’ils sont un élément déterminant du deuil, et qu’ils ne sauraient être réduits à un simple paramètre sanitaire sans provoquer de lourds dégâts.
« Honore ton père et ta mère »
La Bible ne dit pas moins, qui fait des soins dus aux morts un devoir sacré, plus encore vis-à-vis de ses propres parents, pour lesquels il s’agit d’un prolongement explicite du commandement « Honore ton père et ta mère » (Ex 20, 12), quatrième commandement du Décalogue et premier de tous à être assorti d’une promesse comme le relève déjà saint Paul : « Ainsi tu seras heureux et tu auras longue vie sur la terre » (Eph 6, 2-3).
Dans la grande galerie des hautes figures bibliques, le vieux Tobit est certainement celui qui incarne le mieux cet impératif, au point de tenir sa réputation de justice d’abord de son attachement à enterrer dignement les morts, quoi qu’il lui en coûte : bravant l’interdit du roi d’Assyrie Sennachérib, comme les moqueries de ses voisins, il ne craint pas de risquer sa vie pour donner une sépulture à tout cadavre laissé à l’abandon qu’on lui signale (cf.Tb 1-2).
Par la suite, la Tradition de l’Église inscrira l’ensevelissement des morts au nombre des sept Œuvres de Miséricorde corporelles, en symétrie à la septième des Œuvres de Miséricorde spirituelles consistant à prier pour les vivants et les morts.
« Laisse les morts enterrer les morts »
Une voix, dans ce concert unanime, semble a priori dissonante : c’est celle de Jésus lui-même. « Un autre de ses disciples lui dit : ‘Seigneur, permets-moi d’aller d’abord enterrer mon père’. Jésus lui dit : ‘Suis-moi, et laisse les morts enterrer leurs morts’ » (Mt 8, 21-22). La réponse semble à priori rude !
Un père de l’église du IIIe siècle -Origène-a déjà tenté d’éclairer cette prise de position à priori inhumaine en disant que « Jésus n’empêche pas d’ensevelir les morts, mais Il préfère celui qui fait vivre les hommes ». Faire vivre est donc plus important encore que d’enterrer. Il n’est donc pas illégitime de devoir y renoncer, si c’est pour protéger la vie, en commençant par la santé de tous.
L’horizon dans lequel s’inscrit la parole de Jésus n’est pas d’abord sanitaire. Dans la version que donne l’évangéliste saint Luc de ce même dialogue, Jésus précise : «Laisse les morts enterrer leurs morts. Toi, pars, et annonce le règne de Dieu» (Lc 9,60). Il ouvre ainsi un au-delà de vie : au-delà du devoir pourtant indépassable d’enterrer les morts, se trouve un horizon ultime qui est celui des exigences du Royaume. Plus absolu encore que le devoir de déposer dignement les morts en terre est celui de les engendrer à la vie de Dieu. Le fait de ne pouvoir accomplir le premier comme nous le souhaiterions ne nous empêche donc pas de réaliser le second. Comment le faire ?
Il n’est jamais trop tard
D’abord en s’en remettant à la maternité de l’Église. C’est l’Église toute entière qui est faite pour engendrer les hommes et les femmes à la vie de Dieu. Telle est sa raison d’être, son rôle, tout au long de notre existence. La symétrie des rites entre le baptême et les funérailles est là pour nous le rappeler : le signe de l’eau, de la lumière ou de la croix veulent dire que l’Église, en priant pour les défunts, les accouche à la vie éternelle dans laquelle elle les a fait naître par le Baptême. Il n’est pas nécessaire d’être même vingt présents à des obsèques pour que cette œuvre de vie s’accomplisse : En effet, Celui qui est Le Vivant nous a fait une promesse : «Quand deux ou trois sont réunis en mon nom, Je suis là, au milieu d’eux» (Mt 18,20. Cf. Ap 1,18)).
Cette œuvre, du reste, échappe aux contraintes du temps comme de l’espace. La communion des saints se moquent du confinement ! Il n’est jamais trop tard : dès aujourd’hui, nous pouvons faire œuvre de vie pour les défunts, les nôtres mais aussi tous ceux auxquels personne ne pense, en nous unissant, là où nous sommes, à la prière d’intercession pour eux qui est celle de toute l’Église.
Demain, lorsque prendra fin le temps du confinement, il sera temps encore de se réunir pour porter leur mémoire dans le mémorial de l’Eucharistie. Non, il n’est jamais trop tard.
« Regarde l’Étoile »
Aujourd’hui comme demain, nous trouvons en Marie un appui sûr de notre espérance : pour nous, qui ramons dans la tempête, comme pour nos défunts parvenus au bout du voyage.
La vie humaine est un chemin. Vers quelle fin ? Comment en trouvons-nous la route ? La vie est comme un voyage sur la mer de l’histoire, souvent obscur et dans l’orage, un voyage dans lequel nous scrutons les astres qui nous indiquent la route. Les vraies étoiles de notre vie sont les personnes qui ont su vivre dans la droiture. Elles sont des lumières d’espérance. Certes, Jésus Christ est la lumière par antonomase, le soleil qui se lève sur toutes les ténèbres de l’histoire. Mais pour arriver jusqu’à Lui, nous avons besoin aussi de lumières proches, de personnes qui donnent une lumière en la tirant de sa lumière et qui offrent ainsi une orientation pour notre traversée. Et quelle personne pourrait plus que Marie être pour nous l’étoile de l’espérance … ? « Ave maris Stella ! »(Salut, Étoile de la mer !)