LE CANONISTE ET LE PECHE MIGNON – Annie Wellens

Bénie soit cette « Figure Libre » qui me permet de donner libre cours à mon addiction au Dictionnaire des cas de conscience de Jean Pontas publié en 1715, et, dans la foulée,  de l’enrichir d’un nouvel exemple. D’autres le  firent avant moi :  les canonistes Amort, puis Collet, et enfin Vermot au sujet duquel une étude généalogique afin d’établir ou non  un lien familial  avec l’auteur du célèbre Almanach éponyme déborderait, hélas ! le cadre de cet article. Ils sont tous mentionnés par M. l’abbé Migne qui réédita l’ouvrage, révisé par ces trois auteurs, en 1847 aux Ateliers catholiques du Petit-Montrouge dont l’adresse, Barrière d’Enfer de Paris, n’est pas sans résonance dantesque avec le sujet du livre. Certes, tout en confessant  que je ne suis ni canoniste ni théologienne, j’ose cependant cet additif en tant que témoin impliqué, confortée par le psaume 115,10  : Je crois et je parlerai, moi qui ai beaucoup souffert.

                                            Par un beau soir hivernal  j’entre au cimetière de la petite ville maraîchine où je réside, quelques minutes avant la fermeture. Je sais, de mémoire ancestrale, que la cloche invitant les visiteurs à quitter les lieux résonne un bon quart d’heure avant la clôture des portes, car le terrain est vaste. J’entends sonner et me hâte lentement vers la grille la plus proche de mes tombes familiales. A ma grande surprise elle est déjà fermée. Encore en confiance, je m’élance, mais rapidement cette fois, vers la deuxième sortie que je découvre également bouclée. Saisie par l’urgence de la situation je galope vers l’ultime porte dont je trouve les battants hermétiquement joints, ce qui me signifie d’abandonner là toute espérance. Un peu déstabilisée, je cherche le mur le moins élevé et parviens, grâce à une colonne funéraire  écroulée, à  me hisser sur le faîte,  mais le dénivelé, côté rue, me dissuade de franchir le pas. De mon perchoir, je scrute la voie déserte. Une voiture passe, sans me voir me dis-je, mais, ô merveille ! elle fait marche arrière et s’arrête à ma hauteur. Mon petit garçon m’a dit : « Papa, il y a une dame sur le mur du cimetière », m’annonce le conducteur, et il ajoute : C’est encore un coup de la gardienne « fofolle ». Je sais où la trouver, je vais chercher les clefs. Toujours perchée, j’ai le sentiment de participer à une pièce de théâtre.  Le père et le fils s’en vont, et les voisins d’en face entrent sur scène : On vous a vue et on s’apprêtait à sortir l’échelle. On a l’habitude, ce n’est pas la première fois, on a même demandé un double des clefs à la municipalité, mais on n’a jamais eu de réponse. A ce stade du dialogue, revient le personnage qui a couru aux trousses de la gardienne. Il brandit le signe de sa victoire et me délivre en me conseillant de « porter plainte auprès de la mairie », ce que je n’ai pas fait, je l’avoue, éprouvant une certaine fascination pour Madame Cerbère, ainsi la nommerai-je, dont le  comportement relève, à première vue, du «  péché mignon » entendu au sens familier, selon le Dictionnaire Littré, comme une « mauvaise habitude dont on ne veut pas se défaire, un péché qu’on se plaît à commettre, et dont on ne veut pas se corriger ». Que la personne qui ne s’est jamais reconnue un jour ou l’autre  dans une telle définition jette la première pierre tombale à Madame Cerbère.

                                         Jean Pontas m’invite à creuser plus profond, et je m’empresse d’honorer cette invitation  en pastichant (qu’il me pardonne !) l’essentiel de  l’anecdote selon sa méthode et  son style : Madame C. est chargée par la municipalité de son village d’ouvrir et de fermer les portes du cimetière, aux heures convenues. Elle doit sonner une cloche pour avertir de la fermeture un quart d’heure avant, afin que les visiteurs les plus éloignés aient le temps de sortir.  Or, Madame C. a pris l’habitude de commencer par fermer les deux premières entrées, puis de sonner la cloche  en même temps qu’elle verrouille la dernière porte, avant de s’enfuir au plus vite, mettant ainsi régulièrement des personnes dans l’embarras, sinon en danger, pour les plus vulnérables. En suivant ce mauvais penchant, pèche-t-elle gravement ou légèrement ? Si les mots « péché mignon » ne figurent  pas dans la nomenclature du canoniste, je retrouve  leur exacte définition à la rubrique  « habitude », et ici, je ne pastiche plus : Par habitude, nous entendons ce penchant, cette facilité qu’on a contractée pour le péché par la répétition des actes du même genre. On appelle habitudinaire celui qui se confesse pour la première fois de quelques mauvaises habitudes. Il serait et on l’appellerait récidif si, étant averti par son confesseur de se corriger, il retombait néanmoins dans les mêmes péchés. Désormais je ne cesse de m’interroger sur la catégorie dans laquelle ranger Madame C. : « fofolle », l’appellation contrôlée que  mon sauveur lui a décernée me semble par trop réduire une personnalité aussi complexe ; « habitudinaire » me tente, mais je ne peux me permettre d’interroger le curé du village pour savoir si elle est passée au moins une fois aux aveux, et d’autre part, vu sa rapidité, elle peut partir se confesser très loin ; certes, elle récidive, mais retomber dans son « péché mignon » n’en fait pas une récidiviste au sens canonique du terme si elle ne s’est pas confessée. Je ne vois plus qu’un moyen pour  avoir l’esprit en paix, utiliser la méthode de « l’arroseur arrosé » :  lui voler ses clefs, l’enfermer avec moi dans le cimetière et la soumettre à une « cure d’âme », pour notre délivrance spirituelle commune. En attendant le moment favorable, je médite le verset 7 du chapitre 3 de l’Apocalypse, version féministe : si elle ouvre, nul ne fermera, si elle ferme, nul n’ouvrira. Et si la cause première  de ce péché mignon était tout simplement  la   griserie suscitée par  le pouvoir des clefs ? Cette ivresse n’épargnerait donc pas davantage les gardiennes de cimetière  que certains successeurs de saint Pierre.

Article publié dans la revue Études de mars 2012